La nuit des ombres

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L'aéroport de Minneapolis est assez grand, mais plutôt calme comparé à ce que je m'étais imaginé. Les gens se retrouvent, l'atmosphère est légère et joyeuse. Des couples s'enlacent et se disent des mots doux, des parents retrouvent leurs enfants dans une effusion de joie ici et là. Devant nous une longue rangée d'hommes en costard se tiennent droit comme des piquets tenant des pancartes ornées de noms de diverses origines. Mon regard passe vite sans vraiment y prêter attention jusqu'à ce qu'un nom m'interpelle. Brown, écrit en grosse lettre. L'homme qui tient la pancarte est assez petit et plutôt massif mais son visage a l'air accueillant malgré l'ennui évident qui se lit sur ses traits. Je lève la main pour le montrer à ma mère qui se tient à mes côtés. Quand elle l'aperçoit elle accélère le pas, je la suis en me frayant difficilement un chemin dans la foule. Lorsqu'il nous repère, le visage de l'homme semble s'éclairer, nous clôturons enfin son attente. Il propose poliment de prendre la valise de ma mère. Moi je garde la mienne, il doit penser que je suis assez robuste pour la porter moi-même. Il nous emmène jusqu'à son taxi, il est garé à deux pas de la sortie de l'aéroport. Son véhicule est noir, je suis un peu déçu, je dois dire que je m'attendais à voir le cliché du taxi jaune. Il ne doit y en avoir que dans les grandes villes genre New York ou Washington. Tant pis, ce sera pour une prochaine fois.
Plusieurs heures de route nous attendent, je m'installe à l'arrière avec ma mère et pose mes écouteurs sur mes oreilles. Le son me prend tellement aux tripes que je ne vois même pas le temps passer. C'est le bruit du moteur qui s'arrête qui me sort de mes pensées. Quand je regarde par la fenêtre j'aperçois la façade de notre future maison. Ma mère se tient devant et discute avec le chauffeur en m'attendant. Je sors à la hâte pour les rejoindre, l'homme repart tandis que je le salue. Ma mère est juste devant moi, debout, silencieuse, ce n'est pas vraiment dans ses habitudes. Je m'avance à son niveau et glisse ma main dans la sienne, elle a un léger sursaut mais ne bouge pas.
- Bienvenue chez nous, je lui chuchote.
On reste un long moment comme ça, immobile comme deux statues, face à notre maison. Notre nouveau départ. C'est une nouvelle vie qui commence, même si j'aurais préféré que mon père soit avec nous. Pour la soutenir, pour me soutenir. Mais il est là, il sera toujours là. Dans nos cœurs. J'entraîne doucement ma mère vers l'entrée, avec toute la délicatesse dont je suis capable. J'entends le bruit des clés qu'elle remue au creux de sa paume. Je la sers un peu plus pour la rassurer, elle a l'air stressée comme au moment de passer un entretien important. Au moment de rentrer la clé dans la serrure je vois sa main trembler. Je la guide doucement pour l'aider. Avant d'ouvrir la porte elle me jette un regard. C'est le premier qu'on a depuis qu'on est sorti de l'aéroport. Elle a l'air aussi paumée que moi. Sa détresse est contagieuse et je la sens m'envahir. Une larme perle au coin de son œil tandis qu'elle tourne lentement la poignée. La porte s'ouvre au ralenti comme si le suspense n'était pas déjà assez insoutenable. Le long couloir qui s'étend devant nous est désert, s'en est presque vertigineux. Ça me rappelle soudain le vide que l'absence de mon père a laissé dans mon cœur, ça fait mal, j'imagine que ma mère ressent la même chose. J'ai envie de pleurer, de hurler, mais je ne peux pas. Il faut que je reste fort, pour elle.
Un peu plus tard dans la journée le camion de déménagement arrive. Me mère et moi aidons à rentrer les cartons et les meubles. Ça nous occupe une bonne partie de la journée et de la soirée en plus de nous changer les idées.
Le lendemain, je découvre avec un mélange d'émotions bizarre mon nouveau lycée. À la fois je voudrais me barrer loin, courir, et à la fois j'ai envie de tourner la page, rencontrer de nouvelles personnes. L'ambiance est tellement différente ici. Mais je ne peux pas faire demi-tour, ma nouvelle vie est ici désormais. Je prends une grande inspiration et m'élance à grande enjambées vers le portail. Je dois avoir l'air stressé parce que quand je passe tous les regards se tourne vers moi. Ou alors j'ai une tête de nouveau. Ils ne doivent pas souvent voir des nouveaux en plein milieu de l'année. Je me dirige vers le bureau du dirlo quand une main se pose sur mon épaule. Je sursaute et me retourne vivement. Le gars qui se tient devant moi a l'air aussi surpris que moi de ma réaction. Il finit par me sourire.
- Salut ! T'es nouveau, non ? me demande-t-il.
- Ça se voit tant que ça ? je lui réponds.
- Il n'y a que les gens stressés qui marche aussi vite. Je m'appelle Liam, au fait, je peux t'aider à te repérer dans le lycée si tu veux.
- Moi c'est Sam, je cherche le bureau du directeur.
- Eh bien, tu allais dans la bonne direction, c'est par là, suis-moi !
Liam m'entraîne, il me guide à travers un véritable dédale de couloir. Je ne fais que le suivre sans vraiment prêter attention à où nous allons. Je ne pourrais jamais me repérer ici tout seul. C'est tellement grand.
Une fois dans le bureau du proviseur il me fait un véritable sermon sur le respect, le vivre ensemble et tout ce dont on a le droit en arrivant dans un nouveau lycée. Quand je sors je découvre avec étonnement que Liam est toujours là, il m'attend en scrollant sur Insta.
- On y va ? me demanda-t-il quand il me voir sortir, je crois qu'on est dans la même classe.
- On commence par quoi ?
- Chimie.
Ça faisait un bout de temps que je n'avais pas eu de cours de chimie. La matinée me paraît d'ailleurs durer une éternité. A la sortie des cours Liam me propose de manger avec ses potes. Comme je n'ai que lui j'accepte mais j'appréhende un peu, la sociabilité c’est pas vraiment mon truc, surtout dans un nouveau lycée avec de nouvelles personnes.
- Sam, voici mes potes, Lucas, Ethan, Peter, et Spencer, m'annonce Liam un grand sourire aux lèvres.
- Salut ! je lance timidement.
Ma voix est ridicule, heureusement ils n'ont pas l'air de l'avoir remarqué. Ils me soutiennent à leur tour tandis que je m'assois face à Liam.
- Tu viens d'où ? m'interroge celui que je crois être Ethan (car je n'ai pas vraiment la mémoire des prénoms).
- De Londres.
- Stylé ! C'est vrai que vous portez des uniformes là -bas ?
Je lui réponds par un simple signe de tête. Au fur et à mesure de la conversation j'arrive à me détendre. Je pense que ça se voit parce qu'eux aussi ont l'air plus cool.
Ça fait maintenant trois semaines qu'on a emménagé à Redwood falls avec ma mère. Elle semble s'être acclimatée à merveille à son nouveau job et pour ma part je me suis pleinement intégré dans mon groupe de potes. On se marre bien. Pourtant quelques fois, ils ont des réactions bizarres comme ce midi quand je leur propose:
- Ça vous dit de sortir ce soir ? J'ai vu un bar qui avait l'air sympa pas très loin du lycée.
A peine ai-je terminé ma phrase que je sens la gêne s'installer. Ils commencent à tous se regarder avec des yeux de merlan frit comme si je venais de balancer la plus grosse absurdité du monde. Pendant un moment plus personne ne parle et je commence à me sentir vraiment con. Pourtant je n'ai rien dit de mal. Du moins, je ne crois pas.
- Je ne suis pas sûr que ce soir une bonne idée, on va être crevés pour le reste de la semaine, tente de se justifier Liam en se passant une main dans les cheveux, en plus si je me pointe chez moi avec une gueule de bois mes parents vont me tuer.
A peine Liam a fini sa phrase que les autres s'empressent d'acquiescer par des signes de tête vigoureux. Son excuse est bidon, on n’est même pas obligé de boire, en plus on est jeudi, la semaine est quasiment finie.
- Après, on n’est pas obligés de boire, je tente, on peut faire soft.
Je vois un creux se former sur le front de Liam comme s'il cherchait ses mots pour expliquer la vie à un gosse de sept ans.
- Mais tu ne te souviens pas ? On a un gros contrôle la semaine prochaine, je comptais commencer à réviser ce soir.
Encore pire. Et les autres qui acquiescent encore à côté. Quelle bande de lâche ! Que des suiveurs, qui me prenne pour un con en plus. Je suis sur le point de lâcher l'affaire, mais je me rappelle que j'avais vraiment envie de sortir un peu. 
- Alors on pourrait sortir samedi après-midi ? Il me semble qu'il y a un petit lac pas loin.
Ils n'ont toujours pas l'air super emballés mais déjà plus que pour aller au bar. Ça avance.
- Ouais, c'est une super idée ! J'ai entendu dire qu'il ferait super chaud ce weekend ! lance Ethan en cherchant un regard de soutient auprès des autres.
- Ouais cool, c'est une bonne idée, ils répondent tous en chœur.
Le samedi je ne parviens pas à m'endormir. Je suis trop excité à l'idée de sortir avec mes potes. C'est ma première sortie depuis qu'on est arrivé à Redwood falls. Une fois que j'ai terminé de préparer mon sac, j'enfourche mon vélo et me dirige vers notre point de rendez-vous. Quand j'arrive les gars sont déjà là, ils m'attendent devant le panneau d'entrée du parc forestier de la ville.
- Salut les gars ! je lance en leur faisant un signe de la main.
- Salut, Sam ! ils me répondent.
Quand on est tous prêts, Liam prend la tête du groupe et nous guide (enfin je devrais plutôt dire me guide) à travers les bois. On traverse un pont suspendu qui passe au-dessus de la rivière et qui donne directement sur le petit lac qu’on cherchait. C’est vraiment beau. C’est sûr que je n’avais pas tout ça à Londres. On s’arrête devant le ponton et on pose nos sacs. L’eau est étonnamment bleue, le soleil brille et il fait super chaud alors aucun de nous n’hésite et on se met en maillot. Étonnamment on ne sent pas la transition malgré le fait qu’on se jette dans l’eau comme des baleines. L’après-midi passe às la vitesse de la lumière. On se coule, on s’éclabousse, on saute des rochers en hurlant et en se marrant comme des bienheureux. En bref, c’est super cool jusqu’à ce qu’un truc vienne gâcher l’ambiance. C’est Lucas qui lance « l’alerte », il nous dit à tous de sortir de l’eau. Au début je pense que c’est juste une blague alors je reste. Sauf que ça ne les fait pas du tout rire. Ils sont trop bizarres, ils ont l’air super paniqués.
- Qu’est-ce que vous avez, les gars ? Je crie, vous verriez vos têtes, on dirait que vous venez de voir un revenant !
Aucun d’eux ne me répond. Ils ont tous l’air de regarder dans la même direction. Je me retourne pour voir ce qui cloche. Je crois que ce qu’ils regardent est cet amas d’algues noires qui flotte juste derrière moi.
- Vous êtes sérieux ?! C’est ce truc qui vous a fait peur ?
Toujours aucune réponse, ils restent juste figés comme des poteaux, au bord de l’eau. Je décide alors de m’approcher, histoire de prouver à ces mauviettes que ce truc est inoffensif.
- Sam arrête ! Fais pas le con, reviens ! me crie Spencer.
- C’est bon ! c’est que…
Je m’arrête brusquement dans ma phrase. Je dois rêver. Je me frotte plusieurs fois les yeux pour être sûr d’avoir bien vu. Je ne rêve pas, il y a bien deux grands yeux rouges et une bouche remplie de canines aussi acérées que des lames de couteau devant moi. J’ai un mouvement de recul malgré que le truc ait l’air mort. Après un moment de flottement je sors de l’eau à la hâte et rejoins les gars sur la rive.
- C’est quoi ce bordel ?! je demande.
Ils se regardent, gênés, exactement comme la fois où je leur ai proposé de sortir un soir. Je continue de les regarder d’un air insistant. De nouveau c’est Liam qui se lance et de nouveau il semble chercher ses mots.
- Tu l’as dit toi-même, ce doit être des algues mortes, explique-t-il en se passant une main dans les cheveux.
- Te fous pas de ma gueule ! Ce truc avait des yeux et une bouche ! Vous savez très bien ce que c’est ! Je continue à m’énerver.
- On les appelles les Draaks, lâche-t-il dans un souffle après un moment, ces bestioles sont supers dangereuses. Elles ne sortent que la nuit. C’est pour ça qu’il ne faut jamais sortir le soir.
Il a l’air nerveux, il jette des regards partout autour de lui comme si l’un de ces monstres allaient surgir de nulle part.
- Mais ils vivent dans l’eau, on ne craint rien, je lui réponds alors que je commençais vraiment à m’énerver.
- Il y a aussi une espèce qui vit sur terre, celle-ci est encore plus dangereuse…
C’est bon, cette fois-ci s’en est trop, ils commencent vraiment à me saouler avec leur blague de merde. Je ramasse mes affaires, me rhabille et me casse sur mon vélo. Ils ne tentent même pas de me rattraper. Tandis que je roule à toute vitesse, je rumine ma colère tout seul et quelque fois je lâche des jurons. S’ils pensent pouvoir se moquer de moi comme ça parce que je suis nouveau, ils se trompent complètement. Je vais leur prouver que leur bestiole n’existe pas. Je n’ai plus qu’à attendre que la nuit tombe et là ils verront.
Quand ma mère rentre, je fais semblant d’être heureux de la voir. En réalité je n’ai qu’une envie, c’est qu’il fasse nuit et que je puisse prouver à cette bande de lâche que j’ai raison. Je regarde l’horloge presque toutes les minutes. Ça me parait tellement long, pourtant je sens le stress monter en moi. Ils auront presque réussi à me faire gober cette histoire.
- Comment s’est passer ta journée ? Me demande ma mère me sortant brusquement de mes pensées.
- Très bien, on est allés se baigner au lac avec des potes, je réponds simplement.
- Super !
Au moment où ma mère part se coucher j’enfile un gilet et emporte avec moi mon portable et une lampe torche. Une fois dehors, je découvre avec étonnement qu’il fait encore super chaud. C’est limite si je n’étouffe pas avec mon gilet. Je le retire et le laisse sur le pas de la porte, que je ferme avec une grande délicatesse. Je remarque brutalement que les rues sont vides, pas un chat ne traîne dans le coin, seulement quelques déchets ballottés par le vent. J’ai un mauvais pressentiment que je balaie rapidement de la main. J’ai un objectif, la forêt n’est qu’à quelques centaines de mètres, je ne vais pas abandonner maintenant. La lumière des réverbères n’atteint pas le bois municipal alors je sors ma lampe torche qui éclaire devant moi d’un petit faisceau blanc. Même ici il n’y a pas un bruit, pas un cri de hibou ni d’animal nocturne. Peut-être qu’il n’y en a pas dans la région. J’essaie d’ignorer le stress qui monte en moi. Putain, ils sont vraiment convaincants. Je marche pendant un temps qui paraît durer une éternité sans croiser quoique que ce soit. Je suis sur le point de partir quand j’entends un bruit au loin. J’ai l’impression d’être dans un film d’horreur, c’est toujours au dernier moment que la bestiole arrive. Je sens mon pouls s’accélérer, mon cœur bat tellement que j’ai l’impression que toute la forêt peut l’entendre. Faut que je me tire de là, ça craint. Si ça se trouve il y a un loup ou un truc du genre. J’entends de nouveau le bruit, mais plus proche cette fois. Je manque de lâcher ma lampe torche. Le bruit vient de derrière moi. Il se rapproche vite. Trop vite. J’ai peur de me retourner. Et s’ils avaient raison ? Ils ont grandi ici après tout. Mais je n’ai pas le temps de trouver la réponse à cette question. Une ombre noire d’encre, immense et monstrueuse me fonce dessus et m’emporte avec elle dans les ténèbres.

La nuit des ombresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant