Pour un oui ou pour un non, Nathalie Sarraute, 1982

3 0 0
                                    

Deux amis s'expliquent, l'un demandant à l'autre l'origine du refroidissement de leur relation : ils finiront par se reprocher l'un d'être bohème, l'autre d'être catégorique. Un mot condescendant a causé la rancune, et chacun fait valoir, à travers des souvenirs communs, à la fois un confort et un mépris, la satisfaction intérieure que rien ne soit « rangé » ou que tout soit « à sa place », le sentiment de ridicule que la poésie soit affectée ou que l'ordre ne soit qu'un rassurement pauvre. C'est assurément une pièce qui traduit l'opposition des êtres – on devine combien j'ai appréhendé, après Le Silence, qu'il s'agît encore de théâtre-pour-ne-rien-dire, cette œuvre étant la dernière que je n'avais pas lue au programme d'agrégation 2024 –, seulement, ce sont vingt-sept pages grand format d'une scène anecdotique assez stéréotypée, relatant une dispute qu'on tire peu avantage à connaître, et dont l'écriture, quoique pertinente, n'ambitionne pas d'effets surprenants (on peut notamment remarquer que l'intervention d'autres personnages est superflue). Peut-être peut-on féliciter cette pièce d'avoir, comme je le soupçonne, inspiré « Art » de Reza, dont l'élaboration valait mieux, qui était à la fois plus drôle et profonde, et qui ne situait pas l'antéposition dans un systématisme caractérisé pour ne pas dire manichéen. On n'a dans ce Sarraute trop peu de temps pour s'interroger si les personnages sont justes, sans un espace et sans toile de fond, et le moment étant presque aussitôt terminé, je n'ai pu trancher, il faut relire des extraits, réinstruire les rôles, réinvestir son jugement à rebours : or, je sens une densité du dialogue, mais perçois aussi quelque chose d'artificiel, un insouci de vraisemblance, comme un laxisme avec, par exemple, l'idée initiale d'autorisation administrative et ces voisins qui apparaissent tout à coup – sans parler des répliques finales, qui sont une nullité et un gâchis, une pure clausule pour terminer une intrigue. Pour un oui ou pour un non est une pièce qu'on ne peut adorer ni détester : c'est trop entre-deux pour susciter des réactions vives, sorte d'essai dramatique où l'on devine dans l'écriture l'amusement et la facilité. Mais il me faudrait peut-être plus de temps... voir la pièce ?... J'ai regardé un peu sur Internet... Rarement bien joué, comme toujours... Manque d'élégance et de simplicité, manque de compréhension intuitive du rôle, manque d'aisance... Une bonne captation sur Viméo « au boson » en 2014 (mais un décor douteux). Pourtant, drame probablement meilleur que je ne dis... J'ai bien le temps, avant de publier cette critique, d'y réfléchir encore... J'y mettrai un post-scriptum.

Post-scriptum : Oui, meilleur que ça ne paraît. Mais ça conserve tout de même, quand c'est écrit, le défaut patent justement d'avoir l'air moins bon que ça n'est. Oui, c'est moi qui, cette fois-ci, ait manqué à juger vite : j'ai le jugement plus long que je n'avais cru. N'empêche que la fin manquée et que ces personnages inutiles... sans parler du titre...

J'y reviens en détails : l'inconvénient manifeste et presque ostentatoire de cette pièce, et qui peut suffire à tromper le lecteur jusqu'à lui faire croire en son bâclé, c'est que tout ce qui implique son cadre est insuffisant. D'abord, c'est une pièce courte, ce qui peut induire à tort un sentiment défavorable ; ensuite, son titre est mauvais, proverbe peu en rapport avec l'essentiel du drame ; puis, son début est médiocre et le demeure assez longtemps, à la fois parce que les premières répliques sont factices (« Écoute, je voulais te demander... C'est un peu pour ça que je suis venu... je voudrais savoir... que s'est-il passé ? Qu'est-ce que tu as contre moi ? »), parce que le contexte en a été expurgé (pas d'introduction subtile, pas de décor, pas d'induction tacite de la relation d'amitié : on dirait des inconnus qui se parlent sans sympathie crédible, et l'on conserve longtemps, comme souvent chez Sarraute, l'impression que ces êtres viennent d'apparaître sur scène sans jamais avoir existé ni s'être fréquentés), parce qu'aussi bien l'idée surréaliste d'une demande adressée à un comité pour cesser une amitié que l'intervention des voisins sont superfétatoires et brouillent l'intérêt du réalisme avec des trucs de fiction) ; enfin, la fin est une absence d'idée et manque presque de considération pour le lecteur, anéantissant d'un coup la sensation de rigueur qu'on a pu trouver aux échanges (« Oui ou non ?... — Ce n'est pourtant pas la même chose... — En effet : Oui. Ou non. — Oui. — Non ! »). Ce sont ces indéniables maladresses qui abîment l'appréciation de l'œuvre, pour la raison sensible que la dramaturge se livre à l'écriture théâtrale avec une distraction évoquant une négligence : elle n'a en l'occurrence qu'une pensée au départ, celle d'accroître et de fonder la divergence de modes d'existence entre des êtres, et d'indiquer comme au long de leur relation ils n'ont pu s'empêcher de signifier leur méfiance en dépit de leur fidélité, en sorte qu'une incompréhension foncière caractérise la relation, révélée par extraction lente dès qu'on ne se dissimule plus derrière des conventions et qu'on n'ose le risque de briser une amitié. C'est ce mur que Sarraute signale, le détruisant en annihilant les gentillesses faciles, par sondes impitoyables, et elle montre ainsi la façon dont toute connexion n'est généralement qu'une somme d'obligeances superficielles, y compris les amitiés de longue date. L'enquête au cœur de cette séparation, qui est bien le sujet de l'œuvre, indique combien c'est la volonté de ne pas complaire qui permet d'atteindre à des racines véraces, à des liens indéfectibles plus que des simulacres. Ce sujet, dès qu'on s'y trouve, est mené avec habileté et pertinence, par progrès logiques, mais on peut sans préjudice, même avec avantage, passer les sept premières pages et quitter avant les deux dernières, ce qui, pour une pièce qui en compte vingt-sept, est tout de même d'un certain inconvénient.

À suivre : Les forceurs de blocus, Verne

***

« H. 1. : Oui... il me semble que là où tu es tout est... je ne sais comment dire... inconsistant, fluctuant... des sables mouvants où l'on s'enfonce... je sens que je perds pied... tout autour de moi se met à vaciller, tout va se défaire... il faut que je sorte de là au plus vite... que je me retrouve chez moi où tout est stable. Solide.

H. 2. : Tu vois bien... Et moi... eh bien, puisque nous en sommes là... et moi, vois-tu, quand je suis chez toi, c'est comme de la claustrophobie... je suis dans un édifice fermé de tous côtés... partout des compartiments, des cloisons, des étages... j'ai envie de m'échapper... mais même quand j'en suis sorti, quand je suis revenu chez moi, j'ai du mal à... à...

H. 1. : Oui ? du mal à faire quoi ?

H. 2. : Du mal à reprendre vie... parfois encore le lendemain je me sens comme un peu inerte... et autour de moi aussi... il faut du temps pour que ça revienne, pour que je sente ça de nouveau, cette pulsation, un pouls qui se remet à battre... » (page 48)

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant