Avec le temps, Ichika s'était rodée à la douleur. Elle coulait sur elle, laissait des accrocs, mais finissait toujours par se diluer. Les années avaient rendu son passage de moins en moins marquant. Après tout, difficile de passer à côté de son baiser empoisonné quand on devait couper sa propre chair pour en tirer son héritage familial.
Quand la munition se logea à droite de son sternum, l'envoya rouler dans les gravillons et suffoquer dans la poussière, Ichika reconsidéra la notion de douleur. Un incendie aussi glacé que brûlant se répandit dans sa poitrine, atrophia ses poumons et gonfla son cœur.
Prostrée sur le ventre, la respiration coupée par ce feu de blizzard, les oreilles d'Ichika sifflaient. La détonation. Le tambourinement de son cœur. L'effroi.
Au-dessus du boucan, les cris de Freyja, les grognements de Girandeau. Une autre détonation. D'autres cris, d'autres crissements de chaussures, d'autres exclamations.
Avec un geignement, Ichika poussa sur ses coudes, roula sur le flanc puis sur le dos. Une nouvelle onde de souffrance lui cisailla la poitrine, libéra un souffle comprimé. Maintenant qu'elle avait retrouvé sa respiration, la douleur était encore plus forte.
Consciente du liquide tiède qui dégoulinait déjà sur ses vêtements, Ichika plaqua une paume au niveau de son sternum. Palpa avec fébrilité la zone pour trouver la plaie. Avec une inspiration nerveuse, elle coagula le sang, le renvoya au mieux dans la blessure puis le durcit. Comme elle l'avait fait pour Freyja, mais au moins cela allait-il tenir sur elle.
Dans l'attente de soins plus poussés, une compresse réalisée à partir de son propre liquide vital lui semblait la meilleure chose.
Ichika s'accorda quelques secondes de répit avant de se redresser en position assise. Elle eut le temps de remarquer que Freyja et leur cible s'étaient éloignés d'une dizaine de mètres, jouaient au chat et à la souris. Puis un vertige nauséeux lui frappa le crâne, l'envoya basculer en arrière.
De nouvelles respirations plus tard, Ichika recommença avec moins d'empressement. Malgré ses précautions, elle avait utilisé trop de sang. Et sollicité ses capacités comme elle le faisait rarement. En dehors de ces considérations, elle avait accessoirement une balle logée dans la poitrine.
L'état de choc se brouillait au pic d'adrénaline. Floutait sa vision, agitait ses membres de soubresauts.
En haletant, Ichika poussa l'audace jusqu'à se mettre à genoux. Puis debout.
Le monde vacilla, se troubla, gagna en netteté.
Inspiration incertaine, expiration fébrile. Elle tenait debout.
— Ichika !
Le cri de sa coéquipière provenait d'une Citroën break d'un gris bleuté. Ou, plutôt, de la jeune femme qui se cachait derrière son pare-choc. Le nuage parme et argenté que constituait la chevelure de Frey était comme un panneau de signalisation. Ichika ne le quitta pas des yeux alors qu'elle avançait accroupie à l'abri des voitures. La douleur s'était réduite à une pulsion qui battait au rythme de son cœur. Bien assez pour la faire chanceler entre deux foulées, une main sur la poitrine et une autre sur le capot des véhicules.
— J'arrive, grogna-t-elle tant bien que mal en traînant les pieds sur les graviers traîtres.
Freyja ouvrit la bouche pour lui répondre, mais une détonation couvrit ses paroles. L'expression furieuse qui suivit n'avait aucun mystère, en revanche. Dépitée que Girandeau ne soit toujours pas tombé à court de munitions, Ichika interpella Frey :
— Ça va ?
— Mieux que toi, je crois, gronda la Corneille avec un rictus.
Elles échangèrent un regard morgue puis un sourire amer. Deux jeunes femmes seulement armées de leurs capacités extraordinaires, d'un paquet d'audace et d'un instinct de survie débridé. Ichika aurait rêvé d'un pistolet, de cet objet de mort froid et lourd dans sa main. Rien que pour la satisfaction d'être à égalité, même si elle n'avait pas été formée à le manier.
— On y va ?
La question de Freyja tira un plissement de lèvres à Ichika. Quel choix avaient-elles d'autre ? Trop tard pour fuir. Elles y avaient laissé leur sang, leur chair. Et même s'ils ne restaient que la rage et le désespoir pour les animer, c'était déjà bien assez.
Bruno Girandeau se cachait derrière un SUV à la propreté impeccable. Lui avait perdu en prestance. Son costume était déchiré à plusieurs endroits, sombre à d'autres, là où son sang avait coulé. Ses cheveux s'étaient ébouriffés dans leur course-poursuite et le maquillage qui avait changé la structure de son visage commençait à apparaître grossièrement.
En attendant, il n'avait pas besoin de prestance pour brandir son arme.
— On fait comme tout à l'heure ? proposa Freyja en glissant entre deux rangées de voiture. On arrive chacune de notre côté ?
— J'ai pas de meilleur plan.
Ichika contourna le Citroën break et commença à remonter son allée de voitures. La position accroupie ne soulageait pas la douleur à sa poitrine, loin de là. Elle s'efforça de juguler sa respiration en approchant de Girandeau. Elle devait tenir encore quelques minutes. Forcer ses poumons, même perforés, à approvisionner son sang en oxygène. Son cœur à battre avec régularité pour le diffuser dans son corps.
Entre deux voitures, elle jeta un œil à Freyja. Sa partenaire hocha la tête d'un petit mouvement, lui fit signe qu'elles se répartissent dans les allées. Ichika obéit, serra les dents.
Dans quelques minutes, tout serait fini. Elle ne pourrait pas tenir plus longtemps, Frey non plus. Et le chargeur de Girandeau finirait par être à sec. Restait à savoir qui céderait en premier.
VOUS LISEZ
KYRA
ParanormalFreyja et Jayden sont des Corneilles, chargés de protéger leurs semblables aux capacités extraordinaires, les Mutabilis. Lorsqu'une série d'assassinats s'abat sur des familles Nobles anglaises, ils sont mandatés pour traquer et neutraliser le suspec...