Comme une prostituée sacrée festoyait à l'heure de leur débauche, comme elle éclatait de rire et dansait, une coupe de vin entre ses doigts vernis, Ethiopolis toute entière était en liesse. Parée de voiles écarlates, de feux et de lumières, elle jouissait jusqu'aux cieux. Les tambourins battaient au rythme des cris de folie, de passion et d'ivresse ; jamais Kragen n'avait entendu pareille clameur. D'un mur à l'autre, pas une rue n'était privée du rougeoiement des braseros, ni de l'hystérique gémissement des grandes orgies.
Pour eux tous, la nuit serait brève. A peine auraient-ils le temps de taper des mains, d'embrasser quelques cuisses et de cuver leur bière que, rapide comme un battement d'aile, déjà le matin aurait point. Et lui ... verrait-il s'écouler les heures, accroupi tout là-haut sur les toits ? Pour la première fois, le Zabas n'avait que faire des joies et délices du Kâal. Emmitouflé dans sa cape de cuir noir, son capuchon abaissé jusqu'au front, il n'avait d'yeux que pour elle.
–Qui est-ce ? demanda Adali.
Obnubilé, obsédé par ces mains fines peignant lentement ses longs cheveux posés sur son épaule, le Zabas n'avait entendu arriver sa complice. Assise à sa fenêtre devant son miroir de bronze zébré de rayures, la douce enfant le fascinait, l'émerveillait. La chaude lueur de ces quelques bougies, à moitié fondues, lui allait si bien. Le bureau au bois abîmé, le petit lit défait, les lézardes sur le mur, rien n'entachait la grâce de ses jambes croisées. Sans doute aurait-il pu la contempler ainsi jusqu'au matin.
–Je vois, soupira la jeune femme. J'ignorais que les Zabas tombaient amoureux.
Cette taille, fine et belle, ce visage d'ange et ces grands yeux, tout en elle n'était que douceur. Mais ses lèvres, son cœur, ses bras, à qui appartiendraient-ils demain ? Lorsque se lèverait l'aube cruelle et que ruissellerait le sang des vaincus, qui s'en viendrait glisser, comme ce peigne, une main dans ses cheveux ? Une boule dans l'estomac, Kragen était bien incapable de la quitter du regard.
–Je ne vois vraiment pas ce que tu lui trouves, pesta Adali.
–Elle partira avec nous, répondit-il aussitôt.
–Pardon ? Ça ne fait pas partie du plan.
Les autres servantes, allant et venant autour d'elles, semblaient n'être que des ombres. Insignifiantes, volatiles ... remplaçables. La lune elle-même, caressant de sa pâleur la fenêtre du dortoir, paraissait n'avoir d'yeux que pour elle. Par Toth, était-elle une sirène dont le chant, parfait et silencieux, envoûtait jusqu'aux dieux eux-mêmes ?
–Ça en fait partie désormais, rétorqua-t-il froidement.
–Non ! protesta la jeune femme, son cri couvert par celui des tambours. J'ai mis des mois à venir jusqu'ici, des mois à préparer ton évasion.
Debout derrière l'épaule du Zabas, elle aussi fixait la silhouette de la pucelle de Çéol. Ne comprenait-elle pas qu'il n'avait guère d'autre choix que de celui d'obéir, docile, à son âme éprise ?
–Il est hors de question de tout compromettre maintenant, insista-t-elle, pour ... une esclave.
Plus encore que le rougeoiement des bougies, disposées ci-et-là autour du miroir, la fraîcheur de la nuit lui allait si bien. La voir ainsi, assise dans l'intimité du dortoir des servantes, cheveux détachés et pieds nus, sans nullement ne pouvoir l'approcher ... était un pur calvaire.
–Elle viendra avec nous.
–On s'en tiendra au plan, insista Adali en croisant les bras.
–Alors tu partiras sans moi.
La jeune esclave posa son peigne, se leva de son tabouret de bois et, l'air pensive, s'approcha des fenêtres. Nouant en silence ses longs cheveux, elle se pencha vers ces gens ivres et joyeux qui, en contre-bas, ne cessaient de danser. Cette douce mélancolie, dans ses grands yeux bruns, la rendait plus belle encore. Était-ce pour Laaov ... qu'elle paraissait triste comme les pierres ?
Une colère glacée lui tordit le ventre.
–Est-ce que tu as perdu la tête ? Tu préfères rester croupir ici pour cette gamine ... plutôt que de partir retrouver les tiens ?
–Elle en vaut la peine.
–Je ne te reconnais pas.
Adali abaissa sa capuche jusqu'aux yeux et, sur le muret cerclant le toit, vint poser sa botte de cuir. Accoudée alors sur sa cuisse, elle fixa la belle esclave un instant encore.
Comment aurait-elle pu comprendre ... ? Lui même ne se reconnaissait pas.
–Je rentrerai donc seule à Saurac pour informer le clan de ta nouvelle ... lubie. Et nous verrons ce qu'en disent les autres.
Pour la première fois, Kragen quitta la jeune servante des yeux pour regarder sa complice qui, déjà, s'éloignait. Sans tout à fait savoir pourquoi, il eut l'étrange impression qu'il la voyait pour la dernière fois.
–Tu ne m'aideras pas à m'évader ?
–Libérer un Zabas est une chose ... enlever une esclave à l'homme le plus puissant d'Ethiopolis en est une autre. Je n'ai pas été payée pour ça.
Quelques heures, tout au plus, le séparaient du combat le plus dangereux qu'il n'avait jamais mené ... et, plus terrifiant encore, de sa grande évasion. Sûrement aurait-il du avoir peur, tourner et retourner sur sa couche jusqu'au matin, le ventre noué et le cœur aux abois. Mais il était là, captivé par le spectacle d'une belle adolescente se tressant les cheveux. Il était là, sabotant de son plein gré ses maigres chances de quitter un jour Ethiopolis.
Quelle étrange folie s'était emparée de lui ?
–Alors adieu, répondit-il sans un regard.
Le pas léger comme celui d'un chat disparaissant dans la nuit, Adali s'en alla alors ... sans un mot de plus.
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Emeryde, tome 1
FantasyLes jours du Kâal vont bientôt commencer, et des gladiateurs du monde entier affluent vers la grande arène d'Idaryön pour y livrer bataille. Cette année encore, les festivités seront sanglantes : combats à mort, sacrifices humains & exécutions publi...