Chapitre XIV - Bel Art

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EVELYN

C'était le soir, bien qu'on ne puisse pas l'apercevoir sans un ciel éclairé par les étoiles. Evelyn était en train de performer. Elle jouait une douce mélodie poignante. Ses mouvements étaient parfaits : une vraie maîtresse du violon. Elle pratiquait cet art tous les jours, c'était son cadeau à la vie. Jouer un instrument... Cela lui permettait d'échapper au quotidien, à cette boucle infinie. 

Mais aussi, elle jouait pour satisfaire les besoins de son maître. Celui-ci était constamment stressé après ses dures journées à l'église, il avait besoin de se détendre. Ce soir-là ne faisait pas exception. Non, cette journée fut la plus épuisante de toutes pour Brahm.

Brahm, évêque de l'Unité, Juge Religieux et l'un des plus anciens religieux de la ville, était assis dans son fauteuil en cuir préféré, observant un horizon invisible. Seules les quatre magnifiques cordes d'Evelyn apportaient un peu de gaieté à l'atmosphère pesante de la pièce. Les meubles étaient d'une époque révolue, en bois qui plus est. 

Rien ici ne correspond aux goûts de Brahm... Avait-elle songée. Il aurait préféré une touche de modernité, mais l'Unité dictait l'apparence de chaque appartement religieux. Brahm prit une respiration profonde avant de s'adresser à Evelyn, cherchant les bons mots pour parler à cette jeune femme qui l'aidait tant.

« Merci pour ce morceau, Evelyn... Tu sais toujours comment me remonter le moral. Vous, les femmes, avez cet instinct pour trouver ce qui plaît aux hommes. Vous êtes bien meilleures que nous lorsqu'il s'agit de suivre votre instinct. »

« Une femme ne serait rien sans un bon homme pour l'écouter. Je ne serais rien sans vous, monsieur Brahm. Il est de mon devoir de vous satisfaire, ne serait-ce qu'un peu, en jouant du violon après vos longues journées. »

« Tu es trop parfaite pour moi, Evelyn, tu mérites de trouver un grand amour. Si tu travailles pour un vieil homme comme moi, c'est simplement pour combler mes besoins musicaux. Je n'oserai jamais toucher un seul de tes cheveux. Tu es pure. »

Evelyn posa délicatement son violon à sa place habituelle, près de la chambre principale. C'était leur routine, discuter de tout et de rien après la musique. Elle prit la veste de Brahm pour la ranger exactement à l'endroit où il la voulait, à gauche de la porte d'entrée, près des toilettes. Brahm aimait que tout soit prêt pour le lendemain, il croyait que la première étape vers le bonheur était une bonne organisation. Tout doit être planifié... pour que les moments de joie aient plus de poids après les difficultés.

« Les funérailles de l'ambassadeur ont été émouvantes aujourd'hui, dit Brahm. Jamais je n'avais vu autant de monde réuni à la Grande Église. C'était un rappel, Evelyn, la vie est éphémère, elle est déjà presque finie pour moi... Es-tu sûre de vouloir me succéder à l'église ? C'est un fardeau bien plus grand que tu ne le crois. »

« Après ces trois années passées à vos côtés, je comprends l'immense responsabilité que cela représente. Mais la foi est plus importante que mes douleurs personnelles. C'est ma façon de vous remercier pour toutes ces soirées où vous m'avez laissé jouer. »

« Tu penses peut-être qu'un homme accompli comme moi a réussi à réaliser ses rêves, mais c'est faux. Ma vie n'a eu aucun sens, aucun sens que je ne souhaitais réellement à l'origine. C'est bien pour cela que j'ai voulu d'une assistante jeune, pour me rajeunir, pour me donner une lueur d'espoir. Mais que nenni, j'ai souffert toute ma vie, des autres. »

Evelyn fronça les sourcils, perplexe. Comment les autres vous ont-ils fait souffrir ? Ils vous respectent tous tellement. Vous êtes un emblème de l'Unité.

« Si tu savais ma chère... Lorsque tu seras apte à le faire, demande à Dame Zubhankador ce que signifie réellement d'être un « symbole » de l'Unité. »

« Vous la connaissez personnellement ? Elle semble tout le temps inatteignable, aujourd'hui, lors des funérailles de l'ambassadeur, elle se contenta de s'asseoir sur son trône sans dire un mot. Seul son régent pouvait lui parler. C'est d'ailleurs lui qui a fait la cérémonie. »

« C'est bien pour cette raison que tu dois la connaître personnellement. Comme je te l'ai dit, la vie religieuse est un fardeau. Peut-être pas pour vous, mais pour nous. »

Evelyn ne comprit pas le sens de la phrase. Peut-être que c'était le but de Brahm... Peut-être était-ce le sens de la vie d'Evelyn, comprendre ce fardeau qu'ils portent tous. Elle resta muette, elle était bloquée par ses pensées intérieures, rien ne pouvait l'enlever de son petit monde. Sauf peut-être les paroles sages de Brahm.

« Mais ne te préoccupe pas de tout ça maintenant. Je ne suis pas encore éteint. Et demain sera un nouveau jour. D'ailleurs, voudras-tu m'accompagner au tribunal ? J'ai une affaire à juger, je ne pourrai pas y aller seul, j'ai besoin d'une douce âme pour me réconforter, annonça l'homme. »

« Pour quelle affaire allons-nous au tribunal cette fois ? »

« Une affaire d'échec d'une mission de surveillance lors du défilé, ou je ne sais quoi, balbutia-t-il. Ce n'est pas une affaire banale, mais elle est bien plus banale que les récents événements. Puisse la Sainte Unité nous guider. »

« Comment faites-vous pour rester si calme alors que ces personnes jugées font peut-être partie de la Fraction ? »

« Être un évêque dans cette ville est un art, je suis à la fois un homme religieux et un juge. Je suis le prêcheur et le critique. Mais ne t'inquiète pas, je ne serai pas le seul juge, je ne suis que l'un des quatre hommes devant faire un choix. Ce sera pour toi un test grandeur nature. Je te fais confiance. »

« Voulez-vous que je joue un petit peu de piano pour vous endormir, maître ? J'ai écouté vos conseils de la dernière fois, j'espère m'être améliorée. »

« Tu es décidément parfaite. C'est bien la « Joie de la Plaine » de Mellen que tu m'avais joué la dernière fois ? Cette magnifique relique datant d'il y a presque cinq siècles ? »

Evelyn acquiesça, elle s'approcha désormais du piano tout en bois de la pièce. Ce morceau qu'elle avait apprise par hasard était l'un des morceaux préférés de Brahm, comme si les fils du destins avaient choisi qu'Evelyn ferait les même notes que le Virtuose Mellen avant le Désastre. Comme si le passé voulait transcende le présent...  

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