Chapitre 14 - Changement de cap - partie 1

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Shae eut du mal à retrouver son calme et l'idée de s'enfuir, loin, ne faisait que tourner dans son esprit. Depuis son réveil, elle avait suivi mécaniquement les instructions de l'Autre. Sans souvenirs, elle n'était personne, et elle s'était accrochée de toute son âme à ces quelques pages qui lui donnaient un semblant d'identité, de vie. Des semaines s'étaient écoulées à présent et elle avait commencé à reprendre confiance, à créer des souvenirs pour elle, pour Shae, pas pour la princesse Aria. Pourquoi devrait-elle continuer une quête de vengeance pour quelqu'un qui n'existait plus ? Parce que si le sorcier est l'instigateur de cette attaque, il sait que tu es en vie, et tu ne seras en sécurité nulle part, songea-t-elle. Alistair la voulait, elle. Ou plutôt son sidi. Après avoir épousé sa sœur et avoir attendu un temps jugé convenable après sa mort, il avait demandé à l'épouser, elle. Shae savait quel destin funeste l'aurait attendu si elle avait accepté.

On la laissa finalement seule à la tombée de la nuit, bien que des gardes fussent postés devant les portes de sa chambre et sous son balcon. Elle avait songé à infiltrer les quartiers d'Amar — le seul autre endroit qui lui semblait le plus susceptible de cacher cette mystérieuse boîte —, mais les gardes seraient sur le qui-vive, et un énorme nuage d'écume flottant ne passerait certainement pas inaperçu.

Alors que le manteau de la nuit s'étendait, une colère monta en elle. Ishan n'était toujours pas là. On avait tenté de l'assassiner dans ses quartiers et son époux ne s'était toujours pas présenté. Elle savait qu'il était complètement idiot d'en vouloir à cet homme qui n'était que son mari par convenance. Elle l'utilisait plus qu'il ne l'utilisait elle, mais sans personne à blâmer pour cette attaque, elle avait besoin de tourner sa colère vers quelqu'un, et les absents étaient toujours les mieux désignés.

Sa colère fondit quand Ishan apparut finalement, pénétrant en trombe dans ses quartiers. Elle pouvait voir qu'il s'était hâté. Son regard la détailla des pieds à la tête et une expression de soulagement passa sur son visage.

— Tu vas bien ? lui demanda-t-il. J'ai seulement appris l'attaque il y a quelques heures, j'étais à l'autre bout de la ville. Je viens tout juste de rentrer au palais.

Shae serra ses bras autour d'elle, comme si ce geste pouvait la protéger.

— Je vais bien, grâce à Zarin.

Dans la tourmente des événements, elle n'avait même pas trouvé l'occasion de remercier la femme du désert. Maintenant, il lui fallait absolument lui parler, pour savoir si cette dernière avait également percé le mystère de son sidi.

Ishan s'approcha d'elle et continua de la détailler, à la recherche d'une blessure. Shae se sentit gênée par son inspection minutieuse.

— Je vais bien, dit-elle.

Un mensonge, qui fit froncer les sourcils d'Ishan.

— Qui aurait pu vouloir t'éliminer ?

Shae haussa les épaules.

— Quelqu'un qui déteste les ondines ? Ton frère et sa femme forment de parfaits candidats.

Son ton était plus acerbe qu'elle ne l'aurait voulu. Difficile de cacher son amertume alors qu'elle devait quotidiennement supporter les provocations de Falak et qu'elle était à fleur de peau. Cependant, elle ne pouvait se résoudre à révéler au prince que son principal suspect était le sorcier des mers.

Ishan fronça les sourcils et secoua la tête.

— Ils ne feraient pas ça.

Shae répondit par une moue dubitative.

— Ce serait facile pour toi de t'en assurer.

Avec son sidi, une seule question lui permettrait de connaître la vérité. Ishan eut une expression gênée.

— Je ne peux pas... Nous avons une sorte de... pacte. Je ne peux pas forcer la famille royale à répondre à mes questions.

— Eh bien, je crois que je vais me promener avec une dague sous mes vêtements à présent.

— Je suis désolé. Nous allons trouver le coupable, je te l'assure. Et en attendant, Zarin assurera ta sécurité.

Formidable, songea Shae. Bien sûr, la femme du désert lui avait sauvé la vie, mais Shae ne pouvait s'empêcher de se demander si ce geste n'avait pas simplement été un réflexe de soldat plutôt qu'une manifestation sincère de protection. Et puis surtout, avec Zarin sur les talons, chacun de ses mouvements serait scruté de près.

Ishan se leva et balaya la pièce du regard, plissant le nez devant les objets qui avaient été déplacés lors de l'inspection plus tôt.

— Je vois qu'ils ont inspecté ma chambre de fond en comble. Ils n'ont rien pris ?

— Je ne crois pas, répondit Shae.

Le jeune homme promena son regard vers l'armoire qui renfermait ses effets personnels, puis revint vers Shae. Elle ne manqua pas de remarquer ce geste.

— Je dois me rendre à la fosse dans quelques jours. Souhaiterais-tu m'accompagner ?

— À la fosse ?

— Oui, nous envoyons des délégations tous les six mois, et je participe à celle-ci. C'est pour s'assurer qu'ils disposent de toute la main-d'œuvre et des moyens nécessaires pour maintenir le lieu en état. C'est devenu une véritable cité, à présent.

Shae se souvint des notes de l'Autre. "D'après les archives, le disque de la légende permet de créer des portails entre deux lieux connus de son détenteur. Je ne suis jamais allée à la fosse, et même si ça avait été le cas, ta mémoire ne te permettrait pas de t'en souvenir. Une fois le disque dans ta poche, tu devras y faire un tour avant de rendre visite à notre cher Alistair."

C'était une chance inespérée. Avec Ishan, elle aurait une raison de s'approcher de la fosse. Et puis, avec ses recherches du disque compromises, c'était une excellente alternative. Elle songea aussi que loin du palais, loin de Falak et d'Amar, peut-être aurait-elle plus le temps de réfléchir à des alternatives, et ce qu'elle souhaitait réellement pour son avenir.

— Et nous serons plus proches de Kotar, reprit Ishan, tu sais, pour leur festival ?

Shae opina. On lui avait parlé d'un festival dans une vingtaine de jours au cœur du désert où Ishan et elle étaient tenus de se rendre.

— C'est une bonne idée.

Ishan lui sourit.

— Et j'espère que ça laissera le temps à Amar et ses gardes de trouver l'identité de ton agresseur. Je sais que tu suspectes mon frère, mais je suis convaincu qu'il n'est pas responsable.

À vrai dire, Shae doutait aussi de l'implication d'Amar, sa réaction courroucée dans les quartiers de son frère lui avait semblé beaucoup trop spontanée pour être factice. Falak en revanche...

— Quand partons-nous ? demanda-t-elle

— Je devais partir dans six jours, mais vu les récents événements, nous pouvons certainement avancer le départ. Dans deux ou trois jours, si tout est prêt.

— Les mers, la fosse... Tu ne mentais pas lorsque tu disais que tu étais occupé.

Un voile passa dans le regard du prince, mais il sourit.

— As-tu déjà mangé ? demanda-t-il et le changement de sujet n'échappa pas à Shae.

Un grognement de son estomac lui répondit et ils se mirent à rire. Le premier rire depuis cette attaque. Elle sentit ses épaules nouées se détendre un peu.

— Viens, continua-t-il, allons récupérer quelque chose dans les cuisines, je m'assure de ta sécurité. Même si je crois que tu te débrouilles très bien en combat rapproché.

Shae leva un sourcil interrogateur.

— J'ai entendu parler de ta riposte très... émasculatrice, reprit Ishan.

L'ondine laissa échapper un nouveau rire.

— C'est effectivement l'étendue de mes talents en combat.

— Un bon début ! Je t'apprendrai quelques techniques si cela t'intéresse.

Shae opina et lui sourit, Ishan lui tendit finalement son bras, comme il l'avait fait la veille, et tous les deux s'éclipsèrent dans les cuisines du palais.


Écume d'étéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant