J'ignore comme on peut mépriser cet ouvrage avec la violence assez fébrile et presque désespérée dont il fut honni. Je ne sais au juste selon quelle partialité on put le conspuer, mais assurément, ce n'était point par la critique philologique. En plus des préventions défavorables qu'un tel livre peut inspirer aux médias qui y sont vertement et justement tancés, j'ai constaté souvent que, même sans parler de corruption, une hargne se lève dans la mentalité de ceux qui ont intérêt à considérer qu'un réquisitoire même bien documenté est un intolérable témoignage de défoulement de haine. C'est ce qui fait le Contemporain si docile et irrationnel : il vit dans la tranquillité de lectures anodines et divertissantes, ayant fini par croire qu'un vrai livre ne doit proposer qu'une évasion paisible et agréable, et tout ce qui échappe à cette définition l'intimide et le révulse ; il réagit comme contre des méchants, n'ayant pour exemple de bonté que le ton douceâtre de l'inoffensif par lequel perpétuellement il se laisse abuser, et tout contraste avec la bonhomie innocente le scandalise parce qu'il ignore le bien qui peut parfois en résulter. Faute d'usage critique pour réaliser un tri de la vocifération gesticulante et de l'alerte légitime, faute de savoir faire entrer en lui, notamment par l'argument rassis, beaucoup plus que le superficiel c'est-à-dire justement le ton (d'un livre il reçoit et prend tout sans examen), il ne décèle qu'une sensation de nuisance et de persiflage. Comme il ne perçoit qu'une intention dure, il l'associe à une volonté de blessure, admettant qu'un coup si explicite est nécessairement une cruauté à ne pas tolérer : il y a pour lui du terrorisme dans le heurt contre la béatitude. Il lui semble que par principe un pamphlet devrait être interdit, qu'il soit exact ou diffamant, parce qu'il renferme une négativité qui s'oppose à son idée banale du livre. Il conçoit le livre une complaisance, un moment de détente, une tranquillité, confirmant ses pensées. Un livre est « au service », jamais une opposition : s'il s'oppose, il faut que le nom de l'auteur identifie nettement la teneur de la critique avant même l'achat, de façon à que le lecteur vérifie qu'il était déjà d'accord avec la thèse et la plupart des arguments, et ne se trouve pas contredit. C'est pourquoi je déclare qu'on ne sait plus lire : on n'y va chercher que ce qu'on est déjà, indolemment. Le Contemporain ne se complète pas du livre, il y veut la conformité. Il n'est pas véritablement curieux du contenu qu'il ignorerait : il sait toujours d'avance l'essentiel de ce qu'il s'apprête à trouver dans le livre.
Ce n'est pas que Crépuscule soit très bien écrit en termes de style – littéraire en ce sens –, mais on y rencontre régulièrement des efforts, réalisations d'effets et volonté d'élaboration du langage (on les percevra, je pense, dans les extraits que je citerai), et je n'entends pas que parmi tant d'écrits politiques de célébrités dont l'expression est si piteuse, on discrimine celui-ci assez nettement meilleur et plus soigné (même si le préfacier, Denis Robert, a tort de parler de « style abscons » ou de « longueur des phrases » : j'en suis atterré et ne sais décidément à quels livres-pour-enfants sont rôdés ces lecteurs). J'imagine que c'est le style de l'assaut qui déplaît par principe, ou seulement le style de l'assaut contre ceux qu'on apprécie : quant à moi, ce n'est pas ainsi que je juge, car je suis philologue. Mais je devine combien lire est à présent partial : on n'achète que ce qu'on est sûr d'aimer ou d'agonir.
Il faut être médiocre et ingénu pour ignorer combien un tel livre contient de risques pour son auteur, et pour négliger la hardiesse de sa réalisation : à critiquer les puissants de nos jours, on suscite les tracasseries de procédures infinies ; seul le Contemporain sans histoire et sans rôle prend benoîtement la France pour l'éternel réputé paradis de libre-expression dont il reçut l'éloge dans ses manuels d'Éducation civique. Or, c'est quand on a toujours été d'accord avec la majorité qu'on n'a jamais éprouvé d'inquiétude pour sa parole ou sa pensée. Nous vivons en démocratie, oui, bien sûr, bien sûr, c'est entendu... à ceci près que tous ceux qui le nient ou qui se distinguent de la morale systémique et prescrite passent de mauvais moments. Est-ce la faute de la démocratie si elle se donne pour mission de nuire aux « anti-démocrates » ? Cela dépend de ce qu'on range à cette catégorie vaste et commode... Si déjà déclarer que notre démocratie n'en est pas bien une, c'est proposer un radicalisme outrancier, alors celui qui réclame plus de démocratie est supposé devenir l'agent des tyrannies les plus décomplexées. Voilà qui n'est pas sans poser problème...
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.