Chapitre 20

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     — Merci ! Je te revaudrais ça. J'ai déjà envoyé un mail à la responsable.

     — Compte sur moi, répondit Cassien en bifurquant à droite, le haut-parleur de son téléphone branché sur les enceintes de sa voiture.

     — Je t'ai déjà dit que tu étais mon frère préféré ?

     — Je suis ton seul frère Anna.

     — Contente-toi d'approuver.

     Bien conscient qu'elle ne la voyait pas, il leva les yeux au ciel. Elle lui souhaita une bonne après-midi et il raccrocha avant de s'arrêter à un feu rouge. L'horloge de son véhicule indiquait 16 : 07.  Il lui faudrait dix minutes pour s'exfiltrer du centre-ville et rejoindre le lycée où il avait passé l'entièreté de ses études avant que l'embargo parental ne détruise l'adolescent qu'il était.

     En se garant sur une place disponible devant la vieille bibliothèque qui regorgeait de souvenirs aujourd'hui devenus douloureux, il jetta un coup d'œil à ce bâtiment qui se tenait debout malgré les années, aux barrières bleus foncé, si hautes qu'aucune personne censée ne tenterait de l'enjambée. Il se souvenait pourtant s'être quelquefois enfoncé derrière les bâtiments du lycée pour découvrir un endroit où la barrière était étrangement moins haute, toute proche d'une table de pique-nique qui dormait sous un arbre, et sécher impunément les cours.

     Il se demanda si, depuis le temps, un des professeurs qui travaillaient ici avait résolu ce problème ou s'était même rendu compte qu'il était aisé de sortir du lycée quand bon leur semblait.

     En remontant le zip de sa veste, il contourna la petite bibliothèque, extension de celle qui demeurait énorme et séjournait dans un des parcs de la ville, pour découvrir un édifice plus sobre, aux murs blancs, mais aux fenêtres bariolées de formes et de couleurs. Crèche municipale était inscrite sur une porte en verre qui demeurait close. Il appuya sur la sonnette, à la droite de la poignée, et attendit.

     — Bonjour ? fit une voix grésillante.

     — Je viens chercher Violette Dupuy. Je suis son oncle.

     — Je vous ouvre.

     Et en quelques secondes, il entendit le petit son caractéristique indiquant que la porte n'était plus aimantée. Il lâcha un soupir de bien-être en sentant la chaleur s'infiltrer sous ses vêtements et le recouvrir tout entier. La jeune femme qui lui avait parlé à travers un micro lui faisait dos, la main appuyée contre le mur.

     Elle semblait appeler quelqu'un. Elle lui adressa alors un sourire poli en reprenant sa place, derrière un bureau soigneusement rangé. Ses cheveux châtains encadraient son visage rayonnant et il songea fugacement que ce genre de femme passait bien plus son temps à rire qu'à pleurer.

     — Regarde comme ta fille s'agrippe à moi.

     Le petit rire, léger, paralysa chacun de ses muscles alors que le bleu de ses yeux venait rencontrer le vert hypnotisant, le vert de ses souffrances, le vert du passé.

     Et quelque chose se brisa en lui. Les chaînes de ses souvenirs ? Le paresseux contentement qui s'était installé depuis quelques jours à peine ? La bonne humeur passagère ? Il ne resta plus que le vert. Le vert et la souffrance. Le vert et la colère. Le vert et l'amertume. Le vert et la tempête. Le vert et l'envie irrépressible d'obtenir des réponses. Mais le vert qui le fixait était tout aussi douloureux que ses émotions. Il lui renvoyait de la culpabilité, une honte à peine dissimulée, et la fuite. Encore et toujours. La fuite.

     Celle qui l'avait plongé dans l'incompréhension. Celle qui lui avait ravagé le cœur et l'esprit. Celle qui avait drapé son univers d'un noir profond, opaque, ténébreux, si oppressant qu'il avait perdu bien plus que l'envie de se lever chaque matin. Il avait perdu son but. Son pilier. Celui qui l'empêchait de flancher, auquel il se raccrochait à défaut de se noyer.

     Pourtant, quand ce même vert avait cessé d'émettre de la lumière, de lui renvoyer ses propres couleurs, il s'était laissé envahir par le chagrin, la haine, la fureur et la blessure s'était creusée davantage, les plaies s'étaient remises à saigner et ne s'étaient plus jamais refermées. Il avait rejoint l'abysse, l'avait embrassé, et s'était laissé emprisonné dans un monde qu'il ne voulait pas.

     Aujourd'hui, ce même vert fuyait le bleu, déterminé à poursuivre ce silence maintenu depuis déjà trop longtemps.

     Et la colère qui bouillonnait en lui semblait pulser de plus belle, se répandre dans chacun de ses membres, chacune de ses veines, inonder son raisonnement et hurler vengeance. Il détesta la petite voix dans sa tête qui, elle, réclamait des explications. Des explications que Loup ne lui avait jamais fournies.

     Alors il se contenta de le dévisager, de fulminer en silence, d'espérer que le bleu océan deviendrait davantage plus sombre, davantage plus imperméable pour que seul le tranchant de la rancune y soit lisible. Il haït davantage ces iris qui ne se cessaient de se dérober. Il se refusa à l'envie poignante de saisir son menton pour l'obliger à le regarder. Parce qu'il rejetait le Loup adulte comme celui-ci avait jeté le Cassien adolescent.

     — Tu peux la prendre s'il te plaît ? Elle ne veut pas se décrocher.

     Le ton de sa voix était tremblant, et il en aurait presque rit si ce n'était d'un rire jaune. Loup avait peur de sa colère ? Lui qui s'était terré dans le silence depuis six ans devait sans doute remettre en question son comportement de l'époque. Cassien retint un sourire ironique. Non. Impossible que Loup regrette quoi que ce soit quand il ne lui avait fallu qu'imposer un silence radio pour le faire passer d'important à inexistant. En une seconde, Cassien avait été effacé. Cette réalité, il l'avait encore en travers de la gorge.

     — Le pire ? Personne n'avait jamais su lui expliquer.

     Il ne se rendit même pas compte qu'il attrapait sa nièce, encore moins qu'elle lui enfonçait le talon contre son torse. Non, toute son attention était rivée sur cet adulte dorénavant plus petit de quelques centimètres qui s'obstinait à fixer Violette, à éviter le tranchant de sa haine, à se dérober, inlassablement. Et cette évidence ouvrit les portes de son enfer personnel.

     Alors comme ça tu vas m'éviter toute ta vie ?!

     Peut-être était-il mal placé, lui qui avait sciemment interdit à Lorenzo de prévenir ce quelqu'un de son retour. Ça n'enlevait pourtant rien à la bête qui grondait au creux de son ventre, qui en griffait les parois dans l'espoir infime de se jeter sur sa proie, de se délecter de sa douleur, de lui infliger autant de blessures qu'il n'en avait eu.

     — Violette, je vais me fâcher. Je ne suis pas content de ton attitude.

     Il vit rouge. Le rouge de la folie, le rouge de la rancœur.

     — C'est sûr que la tienne, d'attitude, est tellement plus mature.

     Impossible de retenir ces mots. Impossible également de ne pas les draper de sécheresse. Il voulait que Loup sache à quel point il l'avait éteint tout en se refusant à lui donner la satisfaction d'avoir un jour pu impacter sa vie. Alors, sans le regarder, il tourna les talons et claqua la porte, agrippé fermement à Violette plus qu'elle ne le tenait.

     C'était terminé. Il l'avait revu, la boucle était bouclée. Désormais, plus rien ne les relierait d'autres que Lorenzo. Et, en pensant à ce dernier, il sut qu'il ne pourrait pas participer à sa fête.

Tome 2 - True LoveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant