— ... et jeter un petit coup d'œil à la comptabilité.Cassien hocha distraitement la tête, une partie de son esprit voguant dans une mer inextricable d'informations désagréables. Le lieutenant énonçait depuis dix bonnes minutes les missions qu'il serait en capacité d'effectuer le temps nécessaire à sa guérison. De toute façon, il y avait toujours quelque chose à faire dans une caserne. Peu de place à l'ennui. Son regard s'accrocha à l'insigne sur l'épaule de son supérieur, décorée de deux galons d'argent. Il les fixa presque trop silencieusement avant de s'apercevoir qu'aucune parole n'avait été prononcée depuis quelques secondes.
— Oui ?
Le sourire de ce quarantenaire aux cheveux grisonnants se voulait compatissant. Il effleura Cassien sans jamais toucher sa carapace, ces murs qu'il avait dressés autour de lui depuis la crèche. Depuis que le vert était revenu hanter ses pensées.
— Je sais que c'est dur d'être à l'arrêt, Guérin. Vous reviendrez en poste à la fin de votre arrêt maladie, mais je ne peux rien vous donner de plus que de simples démarches administratives le temps que la rééducation soigne votre main.
Le regard terne du lieutenant passa de ce bras emplâtré à la mine indéchiffrable de son sapeur-pompier. Il se souvenait pourtant d'un jeune homme plein d'entrain et de bonne humeur, ce qui l'avait poussé à accepter sa candidature. Ainsi que le manque croissant d'effectif.
— Vous allez voir, ça va vite guérir.
— Merci, se contenta d'énoncer Cassien quand il sentit que son interlocuteur attendait une réponse.
Il se leva en même temps que son supérieur et lui serra la main sans broncher. Ses futures collègues, qu'il n'avait même pas encore rencontrés, discutaient dans l'open space de la caserne, un espace aménagé de sorte à ce qu'ils puissent réagir rapidement sans buter sur les ordinateurs disposés près des murs. Il leur jeta un coup d'œil pensif, les apercevant avec des gobelets de café dans la main, assis ou debout, discutant et s'échangeant de franches camaraderies avant qu'une quelconque alarme résonne ou qu'un téléphone ne sonne. Cette pseudo-absence d'actions était toujours appréciée à sa juste valeur. À l'époque, il se souvenait encore d'en avoir été stressé, car on ne savait jamais quand les choses s'accéléraient.
— Vous reviendrez la semaine prochaine, d'accord ?
La main sur l'épaule l'obligea à s'avancer, attirant malgré lui les regards de ses collègues. Chacun le dévisagea curieusement, puis une brune s'avança avec un grand sourire, son café coincé dans la main droite alors qu'elle lui tendait l'autre.
— Salut ! Tu dois être le p'tit nouveau.
— Guérin, se présenta-t-il en lui rendant sa salutation. Guérin Cassien.
— Abigaëlle. Duval. Et derrière moi, les deux colosses, se sont Franky et Merlin.
— Putain, arrête de m'appeler comme ça Duval ! râla le plus grand sans bouger.
Le rouquin s'esclaffa et Cassien le détesta sans aucune raison, ou peut-être simplement à cause de ces deux billes émeraudes qui le dévisagèrent sans mot.
— C'est pas Merlin, mais Merlouin, ajouta le plus grand. Fred Merlouin au passage. Ravis de te compter dans l'équipe l'nouveau.
— Pas sûr qu'il nous soit utile pour le moment, riposta le supposé Franky en fixant le plâtre, un sourire collé au visage.
Cassien reflua la soudaine irritabilité qui lui tapait quotidiennement sur le système depuis qu'il songeait à cette couleur ou à tout ce qui pouvait lui rappeler le maudit Loup. Franky n'avait rien de détestable hormis une paire d'iris dont il n'avait eut le choix d'hériter.
— Demande pas le nom de famille de Franky, il est tellement long que tout le monde a abandonné l'idée de l'apprendre, surenchérit Abigaëlle avant de lui indiquer un homme dans le fond de son index. Lui, c'est Chauvin, et elle là-bas, Caron. On est une petite équipe, mais on s'entends plutôt bien. J'espère que tu te feras rapidement une place parmi nous.
La claque amicale qu'elle apposa sur son biceps ne lui fit ni chaud, ni froid. Il dut faire preuve d'efforts incommensurables pour se montrer sociable, sourire et prendre un peu de son temps dans l'espoir de créer d'infimes liens. Il savait qu'une bonne cohésion d'équipe passait par le dialogue. Et dans son métier, il était important de mettre ses émotions de côté.
— Ce sont les deux seules femmes de l'équipe, ajouta Franky alors que c'était une évidence puisqu'ils étaient tous réunis.
— On est mariées, ajouta Abigaëlle.
Les sourcils de Cassien se froncèrent une demi-seconde, assez pour qu'il y ait interprétation.
— À notre boulot, sourit la jeune femme.
— Je suis vraiment mariée, moi ! cria Caron pour se faire entendre à l'autre bout de la salle.
— Oui oui, on sait !
— Duval est trop chiante pour trouver chaussure à son pied.
— Je t'emmerde Merlin.
Le rire collectif mourut rapidement quand la sonnerie d'un téléphone résonna dans l'open space. Abigaëlle se précipita dessus en même temps que son collègue alors que le lieutenant indiquait la sortie à Cassien.
— On se retrouve lundi prochain, Guérin. Merci d'être passé.
— C'est normal, sourit-il faiblement. Bon courage pour aujourd'hui.
Quand la porte se referma, il s'engagea jusqu'au portail, le franchit et se dirigea vers l'arrêt de bus le plus proche. Son souffle créait de la buée dans l'air, sa main libre enfoncée dans l'une des poches de sa veste, il expira un long soupir. Être pompier n'était pas une honte. Ni même une réelle obligation. Au fond, il aimait ce pourquoi il se levait chaque matin. Sauver des vies était un honneur. Pourtant, ce dernier était gâché par le sentiment persistant de ne pas avoir eu le choix.
Anne-Fleur pouvait toujours croire qu'il était parvenu à trouver une solution pour échapper à l'armée. Ce serait pourtant se mentir. Son père avait si finement bien mené sa vie qu'aucune autre caserne ne l'aurait accepté à proximité. Encore et toujours, il devait courber l'échine devant l'embargo parental, subir un avenir dont il n'était même pas maître.
Au fond, même si ces quatre semaines d'arrêt maladie lui auraient été bénéfiques, tourner en rond chez lui ne faisait qu'accroître le sentiment d'emprisonnement qui le saisissait à chaque fois que ses pensées le submergeaient. À chaque fois qu'il avait l'impression de subir sa vie plutôt que de la vivre pleinement.
Patientant sur le trottoir, il laissa le bleu de ses yeux détailler les environs, s'attarder sur chaque passant, chaque mouvement. Là, en ce jeudi après-midi, il se trouvait las de lutter contre tout ce qui lui tombait dessus. Ou plutôt, ce qu'il aurait aimé ne jamais recroiser. Loup avait continué d'avancer. Et il le détestait pour ça.
En sentant la négativité revenir de plein fouet, il sortit son portable. Seulement, qui pouvait-il appeler ? Tout son entourage travaillait quand lui restait enfermé entre les quatre murs de sa maison. D'un soupir affligé, il décida au moins de boire un café, quelque part, dans un endroit si bondé que ses pensées n'auraient pas le temps de se formuler.
Et peut-être que j'arriverais à cesser de ramener l'image de Loup à mon esprit.
~~~
Cassien me fait de la peine... piégé entre un travail dont il devrait être honoré et une vie qui ne lui plaît pas.
VOUS LISEZ
Tome 2 - True Love
RomanceSix ans se sont écoulés. Six années sans réponse, sans signe de vie. Loup est resté au même endroit, est retombé amoureux, a gardé contacte avec son meilleur ami tout en privilégiant sa famille. Cassien, de son côté, a fuit cette ville de malheur...