Zothique, Clark Ashton Smith

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Il est une forme de décadence où l'écrivain virtuose, lassé des fadeurs du monde réel et mécanique, décide de fabriquer entièrement la teneur d'un univers aux teintes variées et aux émotions vives servant de refuge à son imagination, et, tel l'enfant autiste fuyant l'insensibilité décevante de sa conjoncture, fond toute son espérance et tout son oubli dans les règles inédites et hétéroclites d'une contrée qui offre enfin une portée aux hautes vertus que son environnement lui semble incapable de valoriser. Là, il insère des individus, des prodiges et des destinées que l'existence effective ne permet plus, en son rêve juvénile et savant sis aux antipodes de sa piètre et terne modernité, réalisant une quintessence presque délirante de son idéal onirique, vivant et contemplant l'alternative incarnée à son ennui où la Vie émerge selon des lois surprenantes et personnelles, insultant presque aux valeurs veules de la réalité, en un style damasquiné qui orne sa conception artistique de reflets chatoyants et byzantins. L'écrivain alors, par réaction surtout au confort douceâtre et annihilant du vrai qui le consterne, déploie une écriture de contraste, à l'opposé des valeurs connues, intempestif éthiquement et esthétiquement, osant représenter des horreurs inhumaines et des humanités horribles, en abondance anomales qui pourtant suscitent sa bienveillance et son respect, comme tout ce qui diffère de l'anodin inoffensif où il baigne à saturation.

Il lui faut ainsi le pittoresque et la faconde, parce qu'il requiert le neuf extérieur et intérieur.

L'écriture lui est besoin, soulèvement intérieur contre ce qui est, c'est pourquoi il évite de se servir des faits, pourquoi ses inventions se passent trop de phénomènes ; il n'est vraiment heureux que parmi ses créations, c'est pourquoi elles diffèrent des observations et examens ; il se hâte de conquérir une terre étrangère, c'est pourquoi il est un peu aveugle à tout ce qui fait l'unité de la vérité. Tout son vœu est à la différence, fruit de son insatisfaction : c'est pourquoi il modèle des volontés et des divinités en un siècle dépossédé d'individus et de transcendances, il dépeint des mystères ésotériques réinstruisant et reconstituant la morale ambiante importune et sans grandeur, il rehausse toute beauté et tout mal d'une extase qui lui ravive le cœur et lui soulève l'esprit, il œuvre dans le négatif photographique du réel, matérialisant une échappatoire par choc spéculaire et spagyrique. Comme il aspire foncièrement à survivre à la fatalité sinistre du monde normal et attendu, il extravague des univers meilleurs où il peut fuir, son appréciation du supérieur se situe dans l'élémental et le pur, que ce qui lui nuit le plus est le blasement d'un monde obéissant aux mêmes codes sans force ni surprise. Il assume donc son écart éblouissant aux règles axiologiques de l'existence, innovant dans l'ampleur des possibles autant suaves que terribles, car c'est surtout l'indéracinable et prévisible milieuqui l'afflige. Il s'évade, cependant ce mouvement de dégoût est aussi refondation. Il ne se contente pas de partirpuisqu'il crée les règles d'une nouvelle constitution. L'humanité l'afflige ; il invente donc une galaxie : de là tient son essor le genre vaste de la Fantasy.

« Ils avaient traversé une région moribonde, et alors que la caravane approchait des frontières du Yoros, le désert devint plus désolé encore. Les collines étaient sombres et arides, tels les corps allongés de géants momifiés. Les lits de rivières asséchés descendaient vers le fond lépreux de lacs encroûtés de sel. Des tourbillons de sable gris rampaient sur les falaises à moitié effondrées, là où jadis venaient clapoter les eaux. Des colonnes de poussières s'élevaient avant de disparaître comme des fantômes évanescents. Le soleil dominait le paysage, braise monstrueuse dans le ciel charbonneux. » (page133)

Monstres et barbares. Démons et magie. Peuples formidables et paysages grandioses. Civilisations d'autres lois, multiples et se confrontant et heurtant. Physiologie supérieure, corps tordus et reforgés, facultés extrêmes, sexualités sans limite. Boissons et drogues, cauchemars, visions, excès, débauche. Âme vendue et vie éternelle. Teneur intrinsèquement innommable de créatures aux particularités antinaturelles et aux vœux sourds. Pratiques tabou, cannibalisme, torture, nécromancie. Vaste territoire de tests pour mœurs débridées, assumées, établies sur des bases aliens et cependant justifiables puisqu'au juste cet univers fictif ne vaut pas moins que le nôtre et que toute différence sociable et morale est concevable. Relativisme tant convoitée ! Et surtout, tous ingrédients appelant à la vitalité sensuelle qu'on quête partout et ne discerne plus : plaisir, sang, violence, luxe, terreur, puissance, tant d'hédonismes et de sadismes enviés et qui ne sont rejetés que par lâcheté, faute d'accès. Perspectives incommensurables, suscitant enfin la curiosité désinhibée et non plus la veule torpeur du confort bureaucratique paisible. Devenir pionnier de sa propre invocation, et arpenter les domaines émanés de soi qu'on sait sensible extrêmement et auquel on a confiance pour jouir. Tout est là-bas toujours à découvrir, aucune loi n'est figée, ne dépendre que des limites insoupçonnées de son imagination comme pour les extases sous opium où l'on sent qu'on pourrait vivre éternellement sur un divan. Que même les propriétés se réinitialisent d'une peuplade et d'une entité à l'autre, qu'il suffise de traverser une frontière arbitraire pour que l'exploration recommence, la même inquiétude et le même goût de la distinction, le même désir de mourir pour rien ou plutôt pour le transport de se sentir vivant, y compris par l'effroi et la douleur.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant