Je crois deviner déjà, aux cent cinquante premières pages déjà lues de ce recueil, que je n'y trouverai pas la profondeur sensuelle que j'espérais, ni l'expertise minutieuse d'un esprit et d'une écriture propres à rapporter les émois de la sexualité primordiale, avec tous ces aiguillons et ces innervations. Louÿs s'avère un pornographe vulgaire, volontiers dégoûtant et carnaval, d'un grotesque assez pastiche de Sade, outrancier et familier, sans intérêt de psychologie ni de finesse novatrice, rarement descriptif mais narratif et dialogué, qui met par trop un détachement comique à narrer des situations dont on est le spectateur distancié, ainsi qu'on parle trivialement et superficiellement de sexe avec un camarade de boisson. C'est un étalage et une collection, ostentatoire et invraisemblable, où il ne s'agit que de mettre en scène des filles d'une perversité impossible, souvent de treize ans et louée au sein de leur propre famille, et de présumer, et de résumer, leurs populacières façons en évoquant leurs langage et mœurs sans retenue, comme si les adolescentes avaient la coutume répandue de se manger des sexes juteux comme des poires ainsi que les excréments à sucer comme des dragées en jouissant dix fois d'affilée.
Pour de l'érotisme, c'est trop et ce n'est pas assez.
Guère excitant. Lourdaud et grossier. Situations vites passées, brossées sans un contexte, écrites dans l'idée qu'on complète leur inexprimé avec les images qu'on veut : c'est un film X où l'on ne voit que des positions et des silhouettes, jamais un visage ni un souffle, comme ces scènes asiatiques où tout est flouté – envisager même plutôt l'inverse : on voit en gros plan des sexes charnus de femme et des pilosités abondantes, mais on n'accède à rien de ce qui peut faire la doucereuse et interlope suavité, nerveuse ou abandonnée, des mentalités alternatives du sexe qui se développe, s'incite et s'épanouit (on a surtout des femmes et des filles pâmées et épuisées, en atmosphères de démesure injustifiées, aussitôt établies, où tout transpire et dégouline – c'est presque écrit avec la lourdeur potache de Rabelais). Ceux qui qualifient Louÿs de troublant ne lisent pas avec le corps, avec la vérité du corps, avec l'étalon du corps ; ils goûtent le sexe en concepts et en thèses, universitairement. Ce n'est en tous cas pas ce que je recherche : le vertige ne se produit pas à ces paillardises salaces et vagues, et mon étude exige un auteur de plus de soin et de moins de défoulement. C'est peut-être que Louÿs, s'il n'écrivait que pour lui, n'avait besoin que de notes pour se rappeler des inspirations que ces scénarios suffisaient à lui suggérer, et ainsi qu'il s'excitait de ces linéaments qui lui évoquaient plus complètement des scènes qu'il avait déjà à l'esprit : n'empêche qu'il fut négligent, ou piètrement sensuel, de se contenter de canevas bruts, parce qu'autrement il eût trouvé sans doute le moyen de créer des fantasmes au lieu d'exposer les premiers venus, issus ou non d'expériences personnelles, avec cette puérile goguenardise. Trop rares sont, pour l'instant, les représentations assez subtiles pour assurer au sexe du lecteur une pulsation, pour provoquer et extasier, pour convoquer les sensations variées de la luxure au lieu d'en dégrossir les visions et les sons. C'est drôle et coquin, leste comme la blague et licencieux comme l'objet qu'on cache, à la manière dont on se passe sous le manteau des photographies de nudités anormales, femmes aux fesses énormes ou au clitoris invaginé, mais ça ne se rapporte pas à des envies diffuses, à des étourdissements immanents, à des désirs intimes et développés, à tout ce qui fait le plaisir universel d'un corps sincèrement en appel et suivant ses instincts insidieux d'égoïsme et de don subversifs amoraux. Le plus souvent, on se sait encore entre hommes qui rient virilement, on poursuit des anecdotes impudiques en façon de plaisanteries grasses destinées à ne gêner personne, tout est conçu pour ne jamais risquer l'embarras de vraiment sentir une envie sexuelle au sein d'une coterie complice d'amis mâles. C'est d'ailleurs beaucoup construit de femmes mêlées, déplaçant commodément le problème des vérités masculines et de leur profondeur : on n'observe que ce qui n'est pas soi, en sorte qu'on n'examine jamais son fond par un regard intérieur. J'imagine qu'il est amusant d'écrire sur des amants qui sucent des aisselles ou sur des rois qui essaient leurs filles perverses, mais ça ne fait que s'inscrire dans une liste de thèmes typiques censés inspirer la transgression et élus non en rapport avec l'être mais avec le tabou, y compris le tabou auquel environ nul ne se sent d'attrait, sorte de pornographie tératologique : cela n'en appelle presque à rien d'humain, au même titre que si je racontais des coïts avec lézards ou tiroirs. Une sorte de surprise d'excès saisit certes le lecteur à la lecture de ces postures, mais de toute façon, comme tout est terminé avant l'expression d'un appétit ou d'une soif, il faut déjà passer à une autre vision, et l'effet de persistance d'une jouissance par l'esprit, le sentiment délicieux de l'affolante montée, est alors presque entièrement manqué.
Je reviendrai cependant à cette Œuvre érotique, car il n'est pas impossible que le recueil commence par les mauvaises pièces, et j'estime par certains signes que Louÿs, s'il négligeait la peinture d'une sensualité véritable et puissante, en était néanmoins apte : j'attends notamment davantage des romans, logiquement plus détaillés, qui s'ensuivent.
À suivre : L'Histoire d'un roman, Wolfe
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Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)
Non-FictionDes critiques de ce que je lis, écrites peu après avoir lu.