CHAPITRE III

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     Ces cris déchirent chaque millimètre de mon corps, de mon âme, de mon être quelque soit son apparence. Ces cris proviennent d'un être innocent qui ramène à l'insouciance, à la joie d'une jeunesse brisée. Ma respiration s'accélère. C'est le rythme de mon angoisse qui grimpe crescendo jusqu'à m'étouffer de l'intérieur pour faire apparaître des perles salées qui ne tarde pas à glisser le long de mes joues grisées par la cendre.

    D'un pas lent, presque hésitant, je longe le mur et observe la place du marché que je reconnais à sa fontaine presque intacte. Il y a seulement une brèche dans laquelle s'échappe l'eau restante. Seul le haut de la statue est répandu sur les dalles. La tête de Jeanne d’Arc n'aura pas résisté. Tout autour de la place, ce sont des décombres éparpillés ne laissant plus qu'un cercle qui entoure la statue une immense zone vide..

    Cette petite fille n'est pas loin de la fontaine ; debout, les jambes tremblantes et ses larmes qui dévalent ses joues. De la cendre obscurcit son teint clair comme de la porcelaine, des brindilles de cheveux volent au vent. Mais à son cou, comme un médaillon. Brillant au soleil et attire mes pupilles.

Je suis tétanisé lorsque j'aperçois la silhouette à côté d'elle. Cet uniforme est imposant par sa couleur ténébreuse, loin d'être vert comme les français. Cet homme est positionné près de la petite, une arme longue en main à s'en tordre le ventre. Je ne discerne pas son visage d'ici, seulement ses cheveux blonds comme du blé taché de cendre.
La peur s'empare de moi, des millions de frissons parcourent mon épiderme et mon rythme cardiaque s'affole lorsque mon regard se pose à nouveau sur ses armes. Mes yeux ne peuvent se détacher de ça. C'est bien la première fois que j'en vois qui ne sont pas en plastique. Ce sont des vrais, authentiques à en crever. Ça fait son petit effet d'assister à ça. Il ne me voit pas, je le vois mais j'ai déjà l'impression que c'est moi qu'on vise.
J'entends une autre voix plus loin, sûrement un des siens. Il a le même accent que le soldat que j'ai vu devant mon lycée. J'ignore où il est positionné. Un angle que je ne peux voir depuis ma position. Soudain, sa main dégaine son arme à feu.

    Je n'arrive pas à faire le moindre mouvement comme un cadavre inanimé, une feuille de papier sans muscle, sans force pour me porter. Cette fille est si innocente, si jeune. Dans leur pays, n'ont-ils pas d'enfants ? Ils sont si inhumains que ça ? J'en ai la nausée. Une vive remontée acide grimpe jusqu'à ma gorge.

     Avant, je rêvais de pouvoir sauver des gens, d'être exceptionnel. Seulement, c'est la réalité, et elle est terrifiante. Avant même que je ne puisse réagir, avant même que mes yeux ne s'ouvrent après les avoir clignotés, mon cœur s'arrête littéralement de battre.

  Aucun bruit. C'est le silence durant trois longues et pénible secondes dans laquelle mon estomac grésille comme une vieille télé. Je me rappelle encore de la petite télé : grise, grosse et imposante. Elle était chez mes parents, alors qu'on n'avait pas assez pour s’en offrir une plus grande et plus plate. Ces télévisions si fines que lorsqu'on est petit, on peine à croire que toutes les chaînes rentrent dedans.

   C'est un oiseau hurlant qui me réveille de ma somnolence. Son cri perçant qui donne un effet encore plus sanglant que l'état de cette ville et tous ces soldats et véhicules de guerres noires qui envahissent la ville et probablement toute la France entière.

  Je n'ose pas regarder. J'ai trop peur de savoir ce qu'il s'est passé. Non. Je sais ce qu'il s'est passé, je suis seulement terrifié de voir la réalité sous mes yeux. Mon imagination est telle que la réalité semble s'y refléter. Je l'imagine bien, moi, le corps de cette enfant avec un trou dans le corps dans laquelle jaillit son sang et colore ses vêtements. Inconsciemment, je crois encore que tout ceci n'est qu'un putain de cauchemar et que lorsque je me réveillerai ce sera dans le monde qui est le mien. Dans ma chambre ou probablement en classe avec les autres puis le soir je retrouverai ma mère, ma sœur et mon chat.

   Mais le son du moteur de leurs véhicules qui démarrent et s'éloignent me replace dans la réalité que je tente désespérément d'ignorer. Approximativement, je pense que je suis restée sans bouger pendant au moins dix minutes. Je parviens à plier mes orteils, à mieux contrôler mes mains tremblantes d'angoisses. Alors, je décide de me lever. Je suis seule. Il n'y a plus personne. C'est le vide tout autour de moi sur cette place vide. Rongé par le chaos. Mon cœur s'arrête de battre et je tombe sur le sol aussitôt. Ma main rejoint cette flaque et lorsque je la frôle, je craque. Mes larmes coulent à flot et ma poitrine se serre. La douleur est insoutenable. Je me frappe violemment la poitrine puis je passe au bitume. Un cri aigu s'évade, résonne partout. Il m'arrache la gorge, étrangle mon ventre et étouffe mes poumons. Peu à peu, je me recroqueville sur moi-même.

  Cette petite, elle était si innocente, ce n'était qu'une enfant. Je peine à me mettre à sa place, connaître sa douleur et son incompréhension lorsqu’elle a vu l'arme braquée sur elle.

  Mon sang commence à bouillonner, une chaleur qui émerge une rage incontrôlable en moi. Je serre mes poings, les enfonce presque dans le bitume. Un souffle de rage s'extirpe de mes lèvres.

À travers ce lac d'hémoglobine, j'aperçois presque mon reflet, celui d'une personne inanimée qui va probablement faire une connerie. Cependant, au point où j'en suis, au point qu'est rendu le monde, l'importance de vivre est-elle nécessaire alors que des tas de vie s'éteignent une à une ? Seule, ce serait survivre pour rien ou par principe. Je dois me faire une raison. Je suis seule. Il n'y a sûrement plus personne de vivant. Seulement mon cœur qui bat.

  Pour ce petit ange parti trop tôt. Pour ce petit ange pour qui la vie a été supprimée injustement. Pour ce petit ange que je n'ai pas su sauver. Je t'en fais la promesse. Le coupable aura son dû, il aura la récompense qu'il mérite. Ce sera mon seul acte de défaillance, le seul où je me sens légitime de perdre l'esprit. La justice n'existe plus, autant le faire soi-même quand plus rien n'existe.

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