Discours de la servitude intellectuelle, Alexis Haupt 2023

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C'est avec un soin tout pédagogique que Haupt propose ici une peinture des constats de la soumission mentale contemporaine. Cet ouvrage est bâti d'articles simples, aux épigraphes synthétiques, aux italiques pratiques, aux phrases brèves, aux progrès lents, aux idées répétées, permettant au lecteur ingénu d'assimiler des réflexions dont la clarté éloquente induit aussi une dimension simplificatrice. L'auteur y accuse un état d'esprit, audace louable et salutaire en un temps de consensus poli et éditorial, même s'il le fait en style de vademecum, quitte à sacrifier quelque peu la nuance : au-delà du dégrossi, le propos, fondamentalement juste et irréfragable pour qui aura la volonté de vérifier sans préjugé et avec distance, devient moins sûr, non pas faux ou persuasif comme le sophisme, non malintentionné, mais usant parfois de raccourcis qui, utiles à faire comprendre plus aisément les ressorts principaux de l'égrégore déplorable où nous vivons, ne sont toutefois pas propices à réaliser des analyses très précises et approfondies de la psychologie contemporaine.

Ce livre est une synthèse sincère, élémentaire et générale.

Pourtant, c'est sans doute le genre d'ouvrage que j'aurais dû écrire pour attirer le lecteur, sorte d'introduction à mes études plus détaillées sur ce siècle, tant à présent ce qui subtilise et complexifie la pensée semble pour tous un épuisement intellectuel. Ce manuel essentiel est sain, et ce qu'on y ajouterait de prolongements contradictoires paraîtrait une superfétation : c'est sans doute pourquoi mes articles donnent l'impression d'une fatigue de l'esprit, d'une intempestive exigence, d'une superfluité de difficulté. Il faut absolument les lire si l'on exige un complément au programme de Haupt, et c'est ce qui revient à dire : personne ne les lira.

Si l'on exclut l'hypothèse que l'auteur a réduit ou conformé sa matière pour intéresser un public large et moins instruit par démagogie et par racole (je ne veux pas tout à fait négliger cette éventualité négative : Haupt ne répond pas sur les réseaux sociaux, il s'y contente trop de citations courtes de ses propres textes, sans guère d'articles de plus de quelques phrases, et c'est ce qui est de mode pour attirer complaisamment le visiteur diverti, par conséquent il est possible que cette brièveté consiste en une stratégie), j'assure que l'opuscule est non seulement aimable, mais nécessaire. On y trouve en effet, quoiqu'en façon un peu péremptoire (« Je répète :... ») et parfois empruntée aux philosophes dogmatiques (« J'appelle X ce qui... ») – je n'ai pas lu La Boétie dont ce titre est dérivé, on peut logiquement y supposer un modèle et des reprises – les grandes faces honteuses de l'homme de notre époque, en effort audacieux de lexicalisations de théories nouvelles, et enseignant efficacement le processus général par lequel notre régime « démocratique » tend à l'abus parce qu'il ne s'agit que d'une république de représentants où le pouvoir enraciné suscite toujours la convoitise et ses vices inhérents. Il explique notamment que peu de citoyens voient la tyrannie aux lieux où ils sont contraints d'exister, et que la volonté de confort entretient en eux le désir de croire en la valeur de leur monde, y compris au sein d'autoritarismes patents, ce qui est selon moins psychopathologiquement exact et politiquement pertinent.

C'est un ouvrage qui plébiscite la vigilance autonome et le devoir de réfléchir, une sorte de guide à portée classique, accessible et salubre, un bréviaire de rationalité ferme dont il faut s'imprégner pour juger avec circonspection, comme une manière de recalibrer son sens critique, un antiseptique contre toutes les propagandes livresques et les concepts spécieux qui inondent depuis des siècles la spiritualité française en grandiloquences vides et en considérations inutiles. L'auteur est ici d'intention vérace et de méthode franche : voici qui est suffisant pour que son ouvrage compte dans une bibliothèque pour l'un des rares livres utiles offrant à comprendre la réalité.

Et je dirais qu'il faut être déjà capable de lire et d'apprécier ce Discours de la servitude intellectuelle pour passer à un travail plus substantiel et développé telles mes Psychopathologie du Contemporain, autrement on risquera de se contrarier de la moindre de mes assertions. Un travail comparable, fondé sur l'observation impartial de phénomènes, sert à l'appréciation des deux œuvres, et le lecteur qui n'aurait pas de sens pour reconnaître le monde ne trouverait aucun critère de valeur à une somme de remarques qui ne s'échafaude pas comme une théorie de pur esprit. C'est un examen propre et profitable qu'on partage, d'un prosaïsme renouant avec la vie des hommes, en ce livret sans fioritures et cependant d'une littérarité soignée, et je n'y reproche que le défaut d'explications où l'auteur quelquefois infère par analogie des mécanismes qui ne se trouvent pas dans l'original ou qui le dépassent de beaucoup. Par exemple, Haupt, évoquant le syndrome de Stockholm, le mêle à celui du Contemporain obéissant, et je crois que c'est mal à propos parce que s'adjoignent au premier maintes idées d'emprise explicite, de séquestration apeurée et de fantasmes de virilité qui ne s'aperçoivent pas de cette manière dans la relation du citoyen à ses maîtres. Heureusement, si l'on patiente quelques lignes, on s'aperçoit que la légère caricature initiale est parfois reprise et retouchée, en sorte que, bien que la formulation première soit inutilement incorrecte, une successive la corrige. En l'occurrence, Haupt traverse et passe le Stockholm et écrit plus justement, à la page 14 : « Reconnaître les mensonges du narratif officiel provoquerait deux phénomènes que le citoyen soumis intellectuellement redoute au plus profond de lui-même : d'une part, la peur de devoir affronter la réalité en face, c'est-à-dire la nature autoritaire du régime politique ; et d'autre part, la prise de conscience qu'il s'est fait berner et manipuler, qu'il a soutenu le faux, le mensonge et la coercition. » Au même titre, que j'estime fallacieux, il associe le déni de tyrannie au déni de grossesse, et la sensation du choriste avec celle du citoyen grégaire : ce sont d'assez grossières similitudes qui servent le propos mais dont la vérité, si l'on y réfléchit minutieusement, manque à convaincre, là parce que la femme enceinte n'aura d'autre choix que de reconnaître son déni lors de l'accouchement, ici parce que je ne pense pas que le choriste éprouve si étroitement la béatitude de faire disparaître sa propre voix dans le groupe unanime.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant