Une nouvelle vie

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Il fut un temps, et ne fut pas un temps, où les créatures de Dieu abondaient comme le grain, et où trop parler était un péché.

Pourtant, en ce premier lundi de juillet, Anna filait sur le trottoir longeant la chaussée embouteillée, en retard pour aller à l'école. Elle jurait comme un charretier et attendait fébrilement l'autobus. La rentrée scolaire était une véritable torture dans cette partie du monde. Ailleurs, elle aurait été considérée comme urbaine par les élèves, mais pas au Sénégal. Pour nous, la rentrée ne signifiait pas seulement finir nostalgique de l'école. Elle signifiait surtout un nouvel appétit pour les découvertes et les défis.

Anna descendit de la voiture, traversa rapidement la Sonatel et la pharmacie tout en demandant aux passants de l'esquiver. Elle atteignit enfin la porte de son collège. D'un pas alerte, elle ouvrit la porte menant au perron, salua respectueusement le gardien et les autres élèves. Anna était particulièrement fière de son piercing qu'elle s'était fait elle-même. Cela avait été douloureux, mais il faisait désormais partie intégrante de sa personnalité, au même titre que son style vestimentaire. Ni le harcèlement des hommes, ni les reproches des autres femmes, ni les pavés, ni l'impossibilité de sauter dans les ferries, ni même les remarques continuelles de sa mère... aucune puissance au monde ne pourrait empêcher Anna Diop (plus grande que la plupart des élèves du collège) de porter des minijupes aux couleurs vives, des chemisiers ajustés mettant en valeur sa poitrine généreuse, des bas de nylon satiné et, oui, des baskets.

Elle posa le pied sur une aire pavée descellée. La vase qui stagnait dessous l'éclaboussa et moucheta sa jupe lavande de taches sombres. Anna, demandant la seconde S, consciente d'être la seule nouvelle de l'école, venait d'effectuer son transfert de Dakar à Saint-Louis, à l'école Didier Marie, une des plus grandes écoles de la ville. Saint-Louis, ville mythique et historique du Sénégal, avait été la première capitale de l'AOF et était classée patrimoine de l'humanité par l'Unesco. L'école était située à côté des maisons coloniales du nord de l'île.

Le gardien, André, l'indiqua avec malice. Elle monta les marches de l'escalier avant de pénétrer dans le bâtiment central. Une fois dans sa classe, elle poussa un ouf de soulagement :

Elle frappa à la porte avec aigreur.
"En retard !" affirma le professeur de français avec véhémence. "Je me demande pourquoi vous venez fréquemment en retard. Viens, ne reste pas devant la porte, entre. Tu t'appelles comment ?" rétorqua M. Ndiaye.
"C'est Anna Diop, je suis la nouvelle."
"D'accord, entre. Ne reste pas devant la porte, viens, mon enfant, ne sois pas timide. Ce n'est pas facile de changer d'établissement."
Requinquée par ce premier soutien, elle eut chaud. Elle s'assit à côté d'Assya Sow, qui devint sa voisine. La discussion avec le professeur la rendit plus attrayante aux yeux des autres élèves. Il fallait reconnaître qu'Anna Diop était très jolie : une belle métisse que beaucoup de filles de son âge envieraient ; un corps longiligne aux formes bien proportionnées, le tout rehaussé par un visage aux traits fins et des yeux de biche. Sa superbe chevelure naturelle et bien entretenue la distinguait nettement des autres jolies filles. Elle était en outre une fille fashion et très connue sur les réseaux sociaux. Elle avait déjà participé à un concours de beauté organisé annuellement sur Instagram, Miss IG, et avait été désignée reine de beauté en 2015. Les garçons étaient convaincus qu'elle était le "alpha" de la classe. Déjà, en quelques minutes, elle faisait tourner la tête à pas mal de garçons, même au professeur de français.

Anna était en classe quand elle regarda son téléphone. Il était presque l'heure. Assya, sa voisine de table, lui dit : "Bientôt, on va sonner, il ne reste qu'une minute avant la sortie." La sonnerie retentit à midi et demi. Anna, qui avait déjà rangé ses affaires dans son sac, se leva et se dirigea vers la porte tout en attendant Assya Sow, qui n'avait pas fini de ranger ses affaires. Anna, déjà attrayante, esquivait d'être draguée, mais Sonko, surnommé le "Thiof" de la classe, ne tarda pas à lui lancer un clin d'œil accompagné d'un sourire.

"Bon, tu prends quoi ? Taxi ou le tata ?"
"J'avais pris l'autobus, mais on peut prendre un taxi comme c'est la même route."
"Je t'ai même pas demandé, tu loges où ?"
"Ngallele !"
"Moi, Bango."
"On y va donc !"
En chemin, Anna :

"Je ne sais pas comment vous faites pour vivre ici, c'est tellement calme."
"Tu vas t'habituer," s'éclata Assya, "la vie est tellement calme que tu vas même finir par oublier l'ancien."
"Bon, Anna, je te laisse. Donne-moi ton numéro."
"Donc, on s'appelle."
"Oui, on s'appelle."

Enchaîné par la fatalitéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant