La voix de l'homme au sourire jaune s'est éloignée comme un battement d'ailes, celui d'un moustique venant d'aspirer mon sang, ma moelle, mon estomac, ma lumière, mon espoir de retrouver mes enfants.
Je suis restée immobile, le visage rivé au sol, insultant la pierre humide. J'ai imaginé les ailes de cet insecte de cauchemar répandre les morceaux de ma peau dans des gueules noires. Le bruit. Un bruit horrible.
J'ai bougé un bras.
Si je ne faisais rien, cet endroit allait me prendre, m'aspirer, m'absorber, m'avaler. Me bouffer tout entière. Pauvre Lucas. Pauvre chéri... Imaginer qu'il puisse disparaître dans cet endroit putride, loin de moi, dévoré de la tête aux pieds, m'a serré le ventre au point que j'ai cru me retourner de l'intérieur, comme un gant de toilettes, en vomissant mon estomac et mon colon. Cet enfoiré n'était pas réel. Il ne pouvait pas l'être. Ce genre de choses n'existe pas. S'il vous plaît. Faites que ça n'existe pas...
Je me suis relevée et j'ai couru comme une créature folle. Il n'y avait plus d'escalier, de mur, de pierre qui déchire la peau, de peur de louper une marche. Je me suis jetée dans le vide avec la grâce d'une silhouette de papier plongeant dans un bol de café. J'ai d'abord flotté, le temps suspendu, puis mes contours se sont effrités, désagrégés au contact de l'obscurité, entraînant inexorablement mon corps dans leur lente adsorption. Je me suis collée à cette surface de folie pure et je l'ai traversée en miettes, insensible à la douleur, à toutes choses de l'ordre de la raison humaine, laissant ce qu'il me restait de pensées heureuses et de futurs possibles sur le seuil de cette maudite porte, là-haut dans le couloir de ma propre maison.
Mon coeur s'est contracté une fois,
deux fois,
trois fois,
j'ai pensé à Lucas et à Clément, mes pauvres chéris, mes pauvres bébés, qui avaient dû vivre cette chute abominable avant moi, qui avaient sûrement pleuré toutes les larmes de leur corps, surtout Lucas,
quatre fois,
j'enrage, j'enrage, j'enrage !!!!!! à l'idée qu'ils aient pu ressentir cette peur atroce qui décolle la peau, mon pauvre petit bébé Lucas avec ses jambes encore trop courtes, trop potelées, hurlant "maman ! maman!", les lèvres tremblantes, incapable de comprendre ce qui lui arrive,
cinq fois,
je n'ai même pas peur pour moi, je crie de rire tellement c'est absurde d'avoir peur pour moi, je pourrais finir découpée en rondelles, noyée dans une bassine d'eau croupie, écorchée vive, violée un milliard de fois si je pouvais les sauver. Si je pouvais...les sauver.
Six fois.
J'ai atterri dans une matière visqueuse et dans un noir dépourvu du moindre atome de lumière. Je me suis relevée sans vraiment savoir si j'avais mal, si j'étais encore dans ma forme humaine, avec deux bras, deux jambes, dix doigts et une paire de seins. Mon moi était réduit à une pensée, celle de mes gosses, à un coeur qui gicle son sang trois fois par seconde et à ma respiration, effrénée, paniquée, qui me faisait soudain comprendre qu'on pouvait réellement crever de peur - je veux dire mécaniquement, en respirant à s'en déchirer la trachée.
Je me suis élancée dans une direction, quelque part, n'importe où.
Mais je me suis tout de suite arrêtée.
Une goutte de sueur jaune ruisselait au milieu du noir, juste devant moi.
Je n'ai pas eu le temps de me rendre compte de ce qui était en train d'arriver. D'un mouvement, le monstre s'est retrouvé devant moi ; d'un geste, il m'a enfoncé ses doigts dans le crâne et a arraché mes yeux.
Sa voix immonde a couvert mes hurlements de douleur :
- Ici, sale mère, tu n'en auras plus besoin.
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L'escalier
Mystery / ThrillerJe lève la tête de la console, j'entends la voix de ma mère dans la cuisine. Elle me dit que le déjeuner est servi. Je gueule que j'arrive. Je bâille. En sortant de ma chambre, Lucas me frôle en criant que je ne le trouverais jamais. Je l'ignore, je...