Chapitre 34

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Je suis fils des plaines sauvages, des monts abruptes et des forêts inviolées. Mon nid est celui du loup errant, ma couche celle des biches tapies dans les ronces. L'aurore point, je galope à travers les vierges prairies d'Alteris, l'arc à la main et l'âme aux abois. Le soleil court entre les branches, l'ombre de l'aigle noir glisse en liberté sur l'herbe verte. Un ruisseau d'argent, une volée de feuilles, un vent de printemps -irai-je ce matin ? J'ai grandi sans joug ni loi, ivre d'air bleu et de rosée.

Un éclair, déjà le jour s'achève. Qu'ils sont loin, les sentiers caillouteux traversant les vallons. Qu'ils sont loin, les chênes à l'ombre desquels je buvais l'eau du ciel. Le temps passe, les jours anciens s'en vont ... et, du passé, l'on ne garde qu'une image incertaine.

Les yeux étrécis par la fumée, Kragen se protégea du revers du bras. Le vent tiède du soir poussait l'incendie qui, enflant et débordant, enlaçait déjà le camp tout entier. L'armurerie se consumait comme une botte de paille, les dortoirs s'effondraient en craquant et la salle des gardes, au milieu de la cour, brillait plus fort qu'un millier de soleils. Vivant mais épuisé, le Zabas posa genou à terre.

La tour des sentinelles, tout là-haut, lui avait paru un bon perchoir où mourir ... mais ses boyaux, s'épanchant soudain sur le sol, semblaient en avoir décidé autrement. Effondré au beau milieu du chemin de ronde, il n'eut guère plus la force de se relever. Une main tremblotante et noire plaquée sur son ventre grand ouvert, il ne lui restait qu'une poignée de secondes à vivre.

Mes souvenirs s'estompent, ma vie s'envole, je ne serai bientôt plus que cendres. Et, maintenant encore, tu me hantes. Toi qui ne m'as jamais dit mot ... sauras-tu jamais quelle folie m'a pris ?

Le pas léger et l'œil étincelant, la belle tourbillonnait au milieu des tentures en flamme et des poutres effondrées. Ses cheveux sans fin s'enroulaient et se déroulaient -volutes flamboyantes, ses bras nus s'élevaient parmi les langues de feu. Était-ce pour lui qu'elle dansait ce soir ? Ses pieds de braise dévastaient tout, sa robe incandescente tournoyait follement autour d'elle. Si le Zabas vivait assez longtemps, peut-être viendrait-elle se poser sur lui comme un linceul et, en une ultime étreinte, lui donner le brûlant baiser de la mort. A cette pensée, ses lèvres s'étirèrent en un demi sourire.

Il s'était trompé sur son compte. Il s'était trompé depuis le début. Celle qu'il avait cru misérable était la muse des dieux, fille aînée de Toth et esprit des grands feux. Au seuil de la mort, tout était étrangement clair. Elle était le transcendant, l'insaisissable. Une fascination craintive dans les yeux, il la fixait sans un mot ... regrettant de n'avoir jamais pu l'effleurer. En aurait-il jamais été digne ?

Le moment était venu de laisser ses paupières se clore et, l'âme apaisée, de glisser doucement vers l'autre monde. Quelque chose, pourtant, le retenait encore. Puisqu'il échouerait sans nul doute en enfer, pourrait-il jamais savoir ce qu'il adviendrait bientôt d'elle ? La mâchoire serrée, il s'accrocha aux pierres des remparts -une vive douleur dans la chair- et se hissa tant bien que mal jusqu'aux créneaux. Par l'enfer, trembla-t-il en tournant de l'œil, son ventre se vidait à terre. Qu'importe ! La pucelle ne valait-elle un dernier effort ?

Il porta le regard loin vers l'ouest et, aveuglé par la lumière rase du soir, plissa les yeux. Là-bas, dans les plaines désolées d'Eridor, filait une vive tâche d'argent. Un frisson parcourut sa peau écaillée ; était-ce là-bas cet arrogant gamin ? A cheval sur une vieille moto rugissante, il fonçait seul vers le couchant, vers l'Empereur et son escorte -déjà disparus derrière les collines. Ce misérable ne manquait pas de cran. Et quand bien même sa quête était vouée à l'échec, il s'en allait défier le néant, une longue traînée de poussière ocre fendant le désert après lui. Après tout, peut-être avait-il une chance, songea-t-il. Et peut-être connaîtrait-elle un jour la liberté, cette liberté que lui-même avait si ardemment souhaité ... et si bêtement sacrifiée.

C'est alors qu'une flammèche, surgissant sans crier gare, s'accrocha à son pantalon noirâtre. Soulevée par les bourrasques, elle grandit immédiatement jusqu'à son dos et, dans un terrifique grondement, vint dévorer sa tunique. Mordu par la douleur, l'homme-lézard jeta un regard par dessus son épaule : la belle le fixait et, du milieu du brasier, l'appelait à venir la rejoindre. Son heure, semblait-il, était venue.

Un tressaillement dans le ventre, il cessa de se battre ... et, désireux de s'offrir tout entier à ses caresses, se laissa glisser sur le sol. Si le diable de la passion ne s'était emparé de lui, s'il n'avait tout délaissé pour une chimère sans nom, sans doute aurait-il lui aussi dévalé ce soir ces étendues sans fin, comme il avait autrefois galopé dans les prairies d'Alteris. Sans doute aurait-il pu goûter à nouveau à l'air pur de la liberté, aux fraîches nuits étoilées, à l'eau claire des ruisseaux. Par Toth, qu'avait-il fait ?

Étendu sur le dos, il vit sa muse venir s'étendre sur lui comme un drap. Elle glissa une main sous sa tête et, sur son sein, étendit sa chevelure d'or et de lumière. Les yeux écarquillés par la douleur, Kragen se sentit frémir ... mais ne bougea pas. N'avait-il mille fois rêvé ce moment ? Même s'il ne pouvait la blottir au creux de ses bras, la demoiselle se serra toute entière contre lui et, sur son visage pétrifié, déposa un tendre baiser. Les yeux du gladiateur bouillirent dans leurs orbites sans qu'un seul cri ne lui échappe, sa peau se consuma comme du papier sec. Il ne regretta pourtant ni le fol amour, ni la vaine souffrance ... ni encore l'évitable mort. La fureur des flammes n'avait su briser le charme et, comme hier au port de Çéol, il était tout entier conquis -impuissant. Que lui avait-elle fait ... ? Un sourire exalté sur les lèvres, c'est dans une vive lumière que s'éteignit le Zabas.


Emeryde, tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant