Ubik, Philip Dick, 1969

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J'allai à Ubik, une vingtaine d'années après lu d'autres Dick, avec la confiance qu'on attribue à une œuvre réputée majeure de la science-fiction, toujours intéressé par ce genre et encore curieux de littérature américaine comme en témoigne ma persistante affection pour les récits d'Asimov ; alors ma déception, dont je tempérai l'ardeur en tâchant de relativiser l'effet d'attente qui avait pu fausser mon jugement, fut d'autant plus grand que, comme je vais le démontrer, c'est bien objectivement que ce roman est un livre manqué.

Mais je veux débuter par ce qui est réussi, le récit des quatre-vingts premières pages où l'auteur parvient avec astuce à peindre le postulat de son univers – même si c'est assez commun chez les écrivains de science-fiction, particulièrement chez les Américains qui ont un usage plus stylé, plus pratique, de la fluidité narrative, et l'on n'imaginerait guère qu'un ouvrage populaire de ce genre, dès le début, pût développer des quantités de théories abstruses (quoique chez Van Vogt...) et qui laisseraient le novice effaré et saturé de concepts insaisissables. On découvre un monde où des humains ont acquis des pouvoirs mentaux et où l'on a mis au point des moyens techniques de lire les pensées, de façon qu'un état transitoire à la mort, appelé semi-vie, permet de dialoguer avec des êtres cryogénisés qui, incapables de vivre de façon autonome, peuvent encore penser et donc transmettre leurs réflexions à leur entourage à travers un caisson. Dans ce contexte, l'agence de Runciter, dite « prudentielle », loue ses services à des clients privés : elle lutte contre l'ingérence des êtres doués de facultés psychiques en employant des anti-psis, appelés « inertiels », dont la capacité mentale leur permet d'annuler l'effet des télépathes (qui lisent vos pensées) ou des précogs (qui lisent votre avenir).

Ce fondement est astucieux, je ne veux rien y redire, ni feindre de le présenter comme impossible : s'en moquer reviendrait à mépriser la majorité des textes de science-fiction qui ne font guère plus vraisemblables et qui reposent sur ce genre de conventions. Il faut concevoir la vraisemblance non comme la propension d'une intrigue à être plausible selon la réalité actuelle, mais comme sa cohérence à respecter ses propres règles. C'est pourquoi ce scénario convient, et je veux bien admettre ce départ, qui me paraît susceptible de fécondité : c'est qu'on s'apprête avec ouverture à découvrir comme l'humanité accepterait ou non la naissance de la télépathie, et selon quelles modalités elle essaierait de la restreindre. J'approuve cet axiome intelligent.

Mais un problème logique grave apparaît bientôt avec l'intervention d'une inertielle au pouvoir inédit, Pat Conley, que l'agence hésite à embaucher : elle a le pouvoir de modifier le passé des gens. Là, l'inconvénient est d'ampleur : ce n'est pas qu'elle est simplement apte à induire en votre esprit des souvenirs mensongers, elle est capable de changer la réalité de votre passé, jusqu'à pouvoir par exemple réparer une statue brisée comme si sa chute n'avait jamais eu lieu.

Voilà le problème : je n'en veux pas à cette adjonction pour ce qu'elle serait impossible, je lui en veux parce qu'elle ne correspond pas même approximativement à l'ordre des facultés psychiques que l'auteur a présentées jusqu'alors, je lui en veux parce que soudain ce n'est pas une faculté psychique mais mécanique ou matérielle, je lui en veux parce que ce pouvoir permet absolument tous développements narratifs, l'intrigue pouvant recommencer à n'importe quel moment selon telle réalité modifiée, comme cela se produit à la page 81. Qu'on songe combien la convention d'une histoire repose sur la chronologie, et l'on comprendra ce que je tâche ici à expliquer : si je permets qu'un personnage puisse à loisir changer ce qui s'est déjà produit tel qu'antérieurement je l'ai raconté, cela constitue certes une révolution littéraire originale, mais il faut aussitôt entendre que c'est la nécessité-même du roman qui disparaît puisque rien de ce qui est raconté n'est digne de confiance, car ou cela peut être changé par la suite de sorte qu'on a évidemment lu pour rien, ou ce rapport comportait déjà le changement provoqué et on ne lit qu'une falsification. C'est, pour en donner une idée, un peu comme quand dans un récit l'auteur présente longuement un rêve qui fait illusion : cette paralysie de fiction est impatientante, non seulement parce qu'il n'est pas difficile pour l'écrivain de tromper le lecteur, mais parce qu'en l'absence de progression la convention de la chronologie est rompue et qu'ainsi on ne lit plus même une histoire : je ne blâme pas le trouble que cela provoque mais la tromperie si l'on vous annonce un récit. C'est qu'en somme le lecteur se fie toujours à l'auteur, pour une raison simple qui est presque contractuelle : c'est que comme il lit déjà une fiction, il conçoit qu'il y aurait de l'abus à lui soumettre une situation fictive au sein de cette fiction ; il n'a pas « payé » pour cela, au sens où il ne consent à être trompé que dans la mesure du livre : voilà par exemple pourquoi rarement un livre vous fait-il lire un livre qui se situe dans le livre du livre (ce qu'on appelle les « récits enchâssés » constitue toujours un inconvénient majeur). C'est qu'on peut accepter sans doute d'être perdu jusqu'à un certain point, mais pas jusqu'à sentir que ce qu'on lit n'est plus un livre.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant