Le Tabouret

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Ma vie est nulle.

Évidemment, elle pourrait être bien pire. J'aurais pu naître en Éthiopie et mourir de faim, de soif et de maladie dans l'indifférence générale des pays riches et industrialisés. J'aurais pu vivre sous une dictature, puis sous les bombardements d'une nation en quête d'une victime désignée. J'aurais pu même vivre au Mexique où la probabilité de rentrer chez soi avec une balle dans le ventre est six fois plus élevée que celle de rentrer chez soi tout court. 

Le problème, c'est que je vis dans un pays riche et industrialisé régi par une démocratie institutionnelle. Cerise sur le gâteau, je vis même dans un quartier où le taux de criminalité avoisine le zéro. De facto, dans ce référentiel, ma vie est nulle. 

Quand bien même, c'est ma vie. Donc, jusqu'à preuve du contraire, je reste le mieux informé pour juger de la nullité d'icelle. 

Il parait qu'une existence réussie, c'est un peu comme un tabouret à trois pieds : un pied pour vos amours, un autre pour votre carrière professionnelle et le dernier pour votre épanouissement en dehors des deux premiers. 

 Cette jolie métaphore paraît bien simpliste, mais elle permet de voir en un coup d'œil introspectif à quel point votre vie pourrait être bancale. Car si vous craignez la chute à peine vos fesses posées sur cet hypothétique siège, alors certains aspects de votre vie nécessitent de significatives améliorations. Et inutile d'avoir fait des études supérieures pour se rendre compte qu'il est préférable d'avoir un tabouret de bar d'un mètre vingt de haut ! 

De mon point de vue, j'aurais plus vite fait de carrément m'asseoir par terre plutôt que de chercher un point d'équilibre. 

D'où mon interjection première.

***

Ma vie est nulle et j'en ai pris conscience la semaine dernière, à la suite d'une enrichissante conversation avec ma psychiatre. 

Chaque lundi, je me rends à son bureau, je m'allonge sur le divan et je lui raconte mes rêves pendant qu'elle prend des notes en silence. 

Et ce matin-là, ce fichu tabouret est venu sur le tapis. Dans la conversation, j'appris qu'elle venait d'essuyer une déconvenue amoureuse. Doux euphémisme pour « se faire larguer comme une vieille chaussette ». Parabole délicate pour « elle venait de se casser la gueule de son tabouret de bar ». Je n'avais rien demandé, ni même fait de remarque sur ses yeux rougis, mais j'ai une de ces têtes qui inspire la confiance et elle a dû ressentir l'irrépressible besoin d'en parler au premier venu. Moi. Le rendez-vous de neuf heures.

Sur le moment, j'avoue, j'eus des doutes sur le caractère non-professionnel d'un tel retournement de situation. Cependant, mon côté chevaleresque m'interdit de détourner les oreilles d'une demoiselle en détresse.

Je ne consulte pas un psy pour le plaisir de consulter un psy. Je ne souffre d'aucun désordre psychologique, pas même de la moindre petite dépression inhérente aux habitants des grandes villes. Enfin, jusqu'à cette histoire de tabouret, je ne souffrais pas de dépression. Je ne me souviens plus réellement du pourquoi j'ai commencé à « voir quelqu'un ». 

A trop regarder des séries télévisées avec des gens à problèmes, peut-être qu'on finit par se dire qu'il serait bien de faire un bilan pour vérifier qu'on est équilibré.

On y va pour le service, on reste pour la serveuse. Car il m'est nécessaire de confesser que le Docteur Caryatis est particulièrement attirante. Évidemment, comparée à un peep-show des quartiers chauds de New York, cette thérapie est très clairement une arnaque si l'on veut apprécier une paire de jambes bien galbées.

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