Mahé

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Elle ne se souvient plus ni de son enfance, ni de ses parents. Comme si sa vie avait commencé dans cet endroit. Elle ne sait pas exactement quel âge elle a, vingt-quatre ans peut-être ou plus, ni où elle se trouve. Elle est là, telle une morte vivante, et regarde comme s'ils étaient transparents, les hauts murs gris de sa prison, ce pseudo jardin de quelques mètres carrés dans lequel elle se sent très vite à l'étroit, mais qui est le seul endroit qui lui permette d'apercevoir le ciel et le temps qu'il fait. Aujourd'hui, il fait beau. Elle ne pourrait pas dire quel est le mois en cours, ni l'année. Juste que c'est l'hiver car les températures sont très basses et que de la neige est tombée. Sa vie est rythmée par les saisons et par le soleil qui se lève et se couche. Pour elle, chaque jour qui passe est pire que le précèdent. Chaque minute qui passe l'avilit un peu plus. Elle se dit que bientôt, elle ne sera plus rien.

Son existence se résume à cette masure sombre qui tombe en ruines. A ces couloirs où le froid sans cesse s'immisce, où le vent s'engouffre et résonne comme une longue plainte. A ses allers retours dans leurs fourgons blancs sans fenêtre. A la souffrance, au travail, aux coups et aux humiliations. Sa vie c'est obéir et accepter qu'elle vaille moins qu'un animal, c'est être affamée et terrorisée.

Elle est ici depuis sa sortie du Trioir. Elle n'avait que douze ans lorsqu'ils l'ont ramenée à moitié morte et jetée dans la cour. Ce sont ses compagnes d'infortune qui ont pris soin d'elle, pansant et soignant ses blessures. Il lui a fallu plus de trois semaines pour être comme ils disent: opérationnelle. Elles sont des centaines à vivre ici. Toutes entassées les unes sur les autres, vivant comme des misérables. Tout est insalubre, jusqu'à leurs lits qui ne sont que des paillasses miteuses posées à même le sol, grouillantes de vermine. Pour Eux, c'est tout ce qu'elles méritent. Elle ne sont rien, n'ont aucune valeur que celle qu'ils peuvent en tirer.

Elle vit dans une maison Dépotoir, comme il en existe des milliers dans le monde. Ce sont Eux qui les ont nommées ainsi. Encore et toujours Eux. Ces maisons sont réservées aux filles comme elle. Leur but premier est de les briser, pour pouvoir les réduire à l'état d'êtres non pensant. Obéir est le maitre mot ici. Pour pouvoir survivre, il faut essayer de ne rien ressentir. Certaines deviennent folles à force de maltraitance, mais ils arrivent quand même à les utiliser. Ils leur imposent leur façon de vivre, de s'habiller, d'être et de penser. Penser par elles même pour la plupart, devient au fil des jours et des mois impossible. Elles ressemblent à des ombres, figures fantomatiques répétant à l'infini les tâches qui leur sont imparties.

Dans cette société où les femmes n'ont aucun droit, elles ne sont même plus considérées comme des êtres humains. Elles sont ce que l'on appelle en cette année 3024, dans ce monde devenu fou: des Sans Fonction. Quelle ironie d'être désignées ainsi, alors qu'elles travaillent jour et nuit et que leur sont assignées les pires besognes.

Mahé a longtemps cherché à comprendre comment de telles atrocités pouvaient être permises. Comment les gens à l'extérieur réussissaient à vivre en sachant comment elles étaient maltraitées. Elle avait l'espoir parfois, que le monde pouvait changer et qu'on viendrait les aider. Elle avait demandé à Hilda un soir, si elle savait qui les avait appelées ainsi et enfermées dans ces maisons; si le monde avait été différent autrefois et si les femmes avaient toujours été traitées de cette manière. Elle avait tellement de questions! La seule qu'elle ne se posait jamais, c'est pourquoi elles étaient parquées là. Ici, elles le savaient toutes.

 Chaque femme depuis le changement de régime, était porteuse d'une puce reliée  aux  ordinateurs gouvernementaux, leur indiquant chaque naissance en temps réel. Au début, les puces avaient été placées à leur insu sur les femmes. Elles permettaient l'archivage de chaque fille qui naissait. Dès qu'une jeune fille avait ses premières règles quelque soit son âge, une alarme se déclenchait signalant que le moment était venu de l'emmener au Trioir. Elles étaient séparées de leurs familles, certaines juste pour la journée d'autres pour toujours. Chacune était dénudée, pesée, droguée et passait le grand Examen. Celles qui étaient fertiles avaient la chance de rentrer chez elles, les autres étaient envoyées directement dans une maison Dépotoir.

Au départ les mères ne sachant pas qu'elles étaient pucées, avaient essayé de cacher leurs filles pensant qu'elles pourraient les sauver. Le gouvernement les avait laissé faire un temps par pure cruauté. Puis quand il avait estimé que le jeu avait assez duré, il les traquèrent, les pourchassant jusqu'à la dernière. Des potences furent érigées aux quatre coins du pays, et ce, dans toutes les nations adhérant au programme de sauvegarde. Elles furent comme au moyen âge exposées dans des cages dans les rues. Puis ils les pendirent, retransmettant sur chaque chaîne télévisée cet horrible massacre. Mais pour que l'exemple soit percutant et que plus jamais la Loi ne soit transgressée, ils tuèrent leurs filles devant elles et leurs maris impuissants. Les corps restèrent suspendus jusqu'à pourrir. L' odeur de putréfaction flotta longtemps dans les rues même après le grand nettoyage, rappelant à chacun, homme et femme ce que l'on risquait en n'appliquant pas la Loi. Depuis, les mères vivaient dans la peur d'avoir des filles et les regardaient impuissantes partir au Triage, priant pour qu'elles reviennent le soir.

Mahé ne se souvient pas du Trioir, aucune d'entre elles d'ailleurs. Elle ne sait pas à quelle batterie de test elles ont été soumises, mais elles sont toutes arrivées dans le même état, amaigries, tondues, amnésiques et marquées au fer rouge d'une croix dans le bas du dos. Hilda, qui était plus âgée qu'elle, disait qu'ils leur avaient fait un lavage de cerveau. Elle non plus ne se rappelait pas de son âge, mais elle se souvenait par bribes de l'histoire de la Purge, peut-être, parce qu'elle n'était plus une adolescente quand elle était arrivée ici, à cause de ses règles tardives.

Au début, ils avaient décidé que les filles stériles seraient exterminées. Trop de bouches à nourrir dans ce monde incapable de produire de nouvelles ressources. Ils s'étaient mis à construire de grands bâtiments, qu'ils avaient appelé les Abattoirs. Beaucoup y avaient été envoyées sans retour possible. Ce qu'ils leur avaient fait restait un mystère. Hilda était sûre qu'elles avaient été tuées, mais ne savait pas comment. Ils les avaient emmenées aux Abattoirs dans les même camions blancs qui servent encore aujourd'hui pour leurs transferts quotidiens. Au bout d'un moment, ils avaient du se rendre compte qu'elles pouvaient leur être utiles, et ils avaient réquisitionné de grands bâtiments inhabités, les avaient ceint de hauts murs, et entassées dedans.

Mahé se demandait tous les jours qui était responsable de cette ignominie. C 'est cette question qu'elle posa un soir à Hilda, en chuchotant, lorsqu'elles s'allongèrent sur leurs paillasses. Celle-ci lui répondit qu'elle pensait savoir comment tout cela avait commencé. Elle lui dit que le monde était vraiment différent autrefois. Qu'avant le décret de surpopulation et la création des préceptes de la Loi, les femmes avaient des droits. Puis en plein milieu de sa phrase, paralysée par la terreur, elle s'arrêta d'un coup, les yeux exorbités comme si on venait de la frapper, et fit signe à Mahé de se taire. Habituée aux sautes d'humeur D'Hilda qui faiblissait à vue d'oeil, elle n'insista pas, et se blottit contre elle pour se réchauffer, lui caressant les cheveux, et lui fredonnant une chanson qu'on avait dû lui chanter enfant, mais dont elle n'avait pas souvenir. A aucun moment, Mahé ne se rendit compte du risque qu'elle courait à poser des questions. Elle se savait surveillée constamment, mais ne mesura pas le danger de leur montrer qu'il n'avait pas réussi à l'empêcher de penser. Ici, on ne doit pas questionner, pas raisonner, pas exister, juste obéir; et tous les moyens sont bons pour vous soumettre. Le plus puissant, utilisé le plus souvent, la peur. 

Dés le lendemain le terrible châtiment tomba. 

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