Sans fonction

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Deux d'entre eux étaient venus la tirer de son lit en la trainant sur le sol  jusqu'au milieu de la cour. Elle n'avait pas crié, ni tenté de protester, elle savait qu'il n'y avait rien à faire à part subir. Son coeur battait la chamade. Mahé était terrorisée. Au centre de la cour se dressait un large poteau en bois, semblable à leurs potences. Hilda y était déjà pendue, dénudée, son corps strié de fentes rougeâtres comme autant de bouches hurlantes. Une grande partie des Sans Fonction avait été réunie et formait un cercle autour du poteau. Elle s'exhorta à ne pas flancher. Elle se savait perdue et imaginait déjà qu'ils allaient obliger ses camarades à la lapider.

Un des gardes lui ordonna de se déshabiller. Elle le fit sans opposer de résistance, sachant que moins elle obtempérerait et plus ils seraient cruels. Quand elle fut nue, ils l'attachèrent à la hampe, ne se gênant pas pour laisser trainer leurs salles pattes sur son corps au passage. Puis, l'un d'eux se saisit d'un grand fouet et la frappa jusqu'au sang. Elle n'émit pas un son, pas le moindre cri, laissant rouler de grosses larmes sur ses joues à mesure que ses chairs se déchiraient. Les autres Sans Fonction furent obligées de regarder agenouillées sur la terre. L'une d'elles se mit à hurler, ne supportant plus la vue de ce corps martyrisé. Ils se jetèrent sur elle et la frappèrent jusqu'à ce que mort s'ensuive. Après ça, Mahé perdit connaissance. Quand elle se réveilla, elle était toujours ligotée. Ils la laissèrent là deux jours sans boire ni manger, transie de froid et de peur. Quand les femmes la délivrèrent, elle semblait plus morte que vive. Consigne fut donnée à toutes de ne pas parler pendant quinze jours.

Depuis, le rythme des conversations avait repris peu à peu. Mahé arrivait de nouveau à se lever et à faire son travail, mais elle avait décidé de ne plus parler. Pour pouvoir penser, car penser était sa seule liberté, ne plus parler son seul acte de rébellion. C'est justement ce qu'elle était en train de faire dans la cour, elle écoutait une voix au loin, sa tonalité, signe d'un monde dont elle était exclue. Elle pouvait les entendre rire derrière ces murs. Elle imaginait à quoi ils ressemblaient et ce qu'étaient leurs vies. Imaginer était encore possible, rêver, elle ne pouvait plus, sourire non plus. Elle passait ses quelques moments inoccupés à essayer  de se souvenir. Quand elle fermait les yeux et se concentrait, elle avait l'impression de pouvoir saisir les bribes d'un bonheur passé. Elle avait la sensation d'avoir déjà été heureuse, ou peut-être l'avait- elle inventé pour survivre. Elle revoyait l'ombre d'un sourire, d'une mèche de cheveux châtains, l'ovale d'un visage. Elle se plaisait à penser que cette femme qu'elle entrevoyait était sa mère. Grâce à ce travail d'introspection, elle avait réussi à se rappeler de son vrai prénom. Toutes les Sans Fonction avait été renommées après le Trioir, et possédaient un matricule. La plupart n'avaient aucune idée de leur prénom de naissance. Mahé pour se sentir humaine avait besoin de connaitre son passé, d'avoir son identité propre.

Lorsqu'elle était arrivée ici, elle avait oscillé plusieurs jours entre la vie et la mort. Malheureusement  elle avait survécu. Mais quelle vie! Son seul réconfort restaient les fables qu' Hilda lui racontait parfois. Hilda aimait particulièrement l'histoire d'une femme appelée Marie, la mère d'un homme nommé Jésus, un homme bon. Cela avait- il déjà existé? Elle avait essayé de lui expliquer qui il était. Mais Mahé n'avait pas compris. Hilda lui parlait d'amour et de Foi. Elle avait encore moins saisi ses propos. Tout ce qu'elle savait, c'est ce qu'elle était aujourd'hui et que demain elle ne serait peut-être plus rien.

- Mahé! Où étais tu passée? Je te cherche partout depuis des heures!

Elle fit volte face, c'était Lila leur gouvernante. Grande et robuste avec ses cheveux rasés, elle devait être belle avant d'être enfermée ici. C'était une des rares à avoir cette lueur dans le regard qui pouvait s'apparenter à la vie. Mahé se demanda comment elle pouvait la chercher depuis si longtemps alors que leur espace de vie se résumait à presque rien. Elle se retourna lui faisant signe qu'elle l'écoutait. Elle savait qu'elle énervait Lila à ne plus vouloir parler. Cette dernière, malgré ses airs brusques était très attachée aux filles de la maison. C'est elle qui s'occupait de déléguer les tâches. Elle essayait toujours de faire au mieux pour que celles- ci soient réparties de manière à ce que les filles réussissent à se reposer un peu entre chaque mission. Son statut de Gouvernante lui conférait quelques privilèges. Elle échappait aux corvées les plus difficiles. Mais aucune des Sans Fonction n'auraient voulu être à sa place. Chaque jour elle était obligée de les transformer un peu plus en esclaves, de leur donner des travaux plus dégradants les uns que les autres, d'envoyer des filles à la mort si un tel ordre lui était transmis. Souvent Lila semblait souffrir plus qu'elles toutes réunies.

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