9. Le Domaine ©️

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Au-delà des mots, il y a les pensées qui s'y cachent. Car bien plus que les paroles, ce sont des silences qui essaient désespérément de parler. Ils recèlent des secrets enfouis si profondément que personne ne peut les décrypter.
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Une fois grand-mère, elle aussi disparu, nous étions seuls au monde. La pseudo-famille qui nous restait se réunit en conseil et décida de notre sort.

Chacun de nous fut envoyé en pension dans différents établissements censés nous convenir. Après cette séparation, mes frères et moi, nous ne nous vîmes qu'en de très rares occasions, ce qui contribua à nous éloigner encore davantage.
Notre famille s'était disloquée, mais la graine en moi était plantée et elle ne pouvait désormais que germer et pousser inexorablement.

3 mars 2048,

Un jour d'hiver où je venais à peine de revenir de mission d'Ecosse, au cœur de la campagne galloise, la nouvelle tomba terrible, impitoyable : Eleanore, ma chère mère, venait à son tour de nous quitter. Elle emportait sans un bruit, avec elle, le reste de mon enfance.

C'est ainsi que je fus dans l'obligation de retourner dans la demeure immense et lugubre de jadis, dans laquelle je n'étais pas revenu depuis une éternité. La demeure où nous avions joué, grandi, appris. Le site qui avait inspiré mon goût pour l'aventure et où naquit mon aspiration pour l'extraordinaire.

À l'approche du domaine, j'aperçus au-dessus des arbres qui avaient envahi tout l'espace, le toit austère de lauze noir et les cheminées qui ne tenait plus tout à fait droites.
Le temps avait quelque peu patiné le lustre ostentatoire de cette demeure qui autrefois se dressait fièrement au milieu d'un parc entretenu avec soin.
La végétation avait totalement investi les murs, grimpant comme des tentacules étouffantes qui voulaient s'emparer du logis afin de l'anéantir.
Les pierres à certains endroits n'avaient pas résisté à l'usure des années d'abandon et s'étaient décollées, faisant dangereusement fissurer les murs.

Le manque d'entretien au fil des années, n'avait pas manqué de porter atteinte à la grandeur de la bâtisse qui maintenant semblait avoir accepté de devenir une ruine, faute de posséder des propriétaires attentifs.

Mon cœur se mit à battre la chamade tandis que des vagues de souvenirs défilaient et me coupaient le souffle. Heureusement, Pénélope était à mes côtés, et elle me détourna de mes pensées nostalgiques.

- C'est un endroit magnifique, j'ai hâte que tu me fasses visiter, dit-elle enjouée.

Une fois garé sur le parvis, cet édifice me parut menaçant et presque effrayant. En d'autres temps, dans mes yeux d'enfant, c'était un terrain de jeux fabuleux mais aujourd'hui j'avais l'impression qu'il était devenu un mausolée. Qu'il fallait le laisser tranquille, intact, ne pas violer cette intimité tranquille.
Je fus tenté de faire demi-tour. Mais Pénélope ressentant sûrement mes hésitations me prit par la main et m'entraîna avec elle.

- Tu ne m'avais pas dit que c'était aussi grand, s'étonna-t-elle en regardant l'édifice d'un air stupéfait.

- Quel désastre, personne n'a dû mettre les pieds ici depuis des décennies.

- Oui, c'est vrai qu'il y aurait quelques réparations à y faire, mais la bâtisse a gardé son charme.

Une fois devant la porte d'entrée, une émotion particulière s'empara de moi. J'avais peur de ce que j'allais découvrir à l'intérieur. Pénélope s'empara de la clé en s'exclamant :

- Tu ne vas pas me laisser sur le pas de la porte, tout de même ?

Elle ouvrit le lourd battant de bois sur un hall dont la lumière n'avait pas dû franchir le seuil depuis bien longtemps.
Je ne savais même plus ce que nous étions venus faire ici.

- Partons, j'enverrai quelqu'un s'occuper de tout ça, et nous verrons avec mes frères ce que nous devons faire de cette baraque.

- Qu'est-ce que tu racontes ? Partons en exploration, je suis sûr que nous allons découvrir des merveilles ici.

- Non, s'il te plaît revient, il n'y a plus rien à voir, tout ça c'est du passé.

- Tu plaisantes, c'est toute ton histoire qui est là. Je suis sûr que nous allons trouver des réponses aux énigmes qui entourent toute ta famille bizarroïde.

Grâce à son perpétuel enthousiasme, que j'aime tant, une fois de plus je me laisse emporter par sa fougue.
J'entre dans le foyer où résonnaient autrefois des rires d'enfants, où planaient en permanence des odeurs de plantes et d'huiles essentielles, où une douce chaleur et une tendre gaieté régnaient quoi qu''il arrive.
Je me laisse envahir par le doux parfum envoûtant de mon enfance au risque d'y découvrir des fantômes endormis.

Pénélope décide d'explorer toutes les pièces de la maison. Je me remémore ma mère qui se déplace en souriant. J'y voit aussi ma grand-mère qui me regarde avec bienveillance devant la cheminée qui aujourd'hui ne souffle plus qu'un air glacé. Mes frères, toujours occupés à préparer de sales tours, dévalent les escaliers et passent tout près de moi en ricanant.

C'est là dans la pièce qui servait de débarras, qu'ils m'avaient un jour proposé de jouer avec eux. Devon me conseilla en chuchotant de me cacher dans la grande malle qui servait à ranger de vieux vêtements.

"Rentre là, tu verras Ivanne ne te trouvera jamais ici."

Naïvement, du haut de mes cinq ou six ans et malgré toute la sournoiserie dont faisaient preuve ces deux-là à mon égard, j'entrais dans la malle, heureux de pouvoir participer à leurs jeux. Sitôt le couvercle refermé au-dessus de moi, j'entendis mon monstrueux frère fermer le loquet et partir en courant après avoir tiré la porte de la réserve. Je ne sais combien de temps je passais alors prisonnier volontaire dans le noir le plus total avant que ma mère venue par hasard chercher des fioles pour ses préparations me découvre à moitié endormi. J'en avais pris mon parti je crois et ces deux grands dadais à partir de ce moment-là, ne parvinrent jamais plus à me terroriser.

Je deviens un garçon solitaire. Je ne craignais plus le vide de la solitude et la peur de moi-même. Je n'avais plus besoin de la compagnie des autres pour affronter mon propre reflet.

Ces sales garnements m'en faisaient voir des vertes et des pas mûres. Quelquefois je me demandais pourquoi mes parents n'intervenaient pas en ma faveur et j'ai fini par en venir à la conclusion qu'ils voulaient m'endurcir. Ces jeux sadiques étaient pour eux des épreuves qui me permettraient plus tard d'affronter la jungle qui était là dehors et où bien souvent les enfants une fois devenus adultes ont été tant protégés qu'ils ne sont pas du tout préparés à ce qui les attend.

Je retrouve la réserve de trésors végétaux de ma mère. Je parcours des yeux les étagères où les toiles d'araignées ont gagné la bataille.
J'essaie de lire les étiquettes à moitié effacées que ma mère avait consciencieusement écrites de sa main délicate et là derrière le pot d'arnica, je vois dépasser une grande clé. Immédiatement en la voyant je sais ce qu'elle ouvre.

"Les Derniers"  🚀 Roman SF - En Cours-  15 ChapitresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant