Le Premier Monde était nul. Nul, nul, nul. Ici, tout était gris. Le ciel était gris, caché par des tours de fer à la hauteur vertigineuse. Le sol était gris, coulé dans du béton qui rendait les rues tristes et ternes. Ici, il n'y avait pas les centaines d'espèces végétales que l'on trouvait en Saria. Ici, il n'y avait pas la forêt d'arbres céruléens, implantés en plein cœur de Zulheia, ni l'océan brumeux qui bordait Jhanoum et encore moins les montagnes aux pics éternellement enneigés d'Asyr. Ici, personne pour leur parler des Khadymm, de l'Oumm et des Compagnons. Personne ne parlait leur langue.
Sauf Haytham. Haytham qui avait dû assurer la survie de quatre enfants, effrayés et dont le cœur souffrait nuit et jour de la perte de leur foyer. Ils étaient potentiellement les derniers survivants de la noblesse hassadienne, les derniers Gardiens du royaume. Pour le général, ce n'était pas seulement leur propre survie qui était en jeu, c'était la survie de sa patrie qu'il avait entre les mains.
Alors il avait enfoui profondément son mal du pays. Il avait été pour eux un professeur, un instructeur et un père. Il avait vendu tout ce qu'ils avaient de précieux sur eux, les bijoux en particulier, n'épargnant que les armes. Il avait endurci leurs cœurs et leurs corps. Il avait inscrit chaque enfant dans des activités particulières pour répondre au mieux à ce qu'ils auraient dû apprendre en Hassadie. Parfois, quand la petite maison qu'il avait trouvé dans un village de campagne n'était éclairée que par la lune, il lui arrivait de penser qu'il était trop dur avec les enfants, qu'il devrait leur laisser le temps de grandir à leur rythme, de conserver un peu de leur innocence. Puis le matin venait et la nécessité de les préparer pour un hypothétique retour redevenait l'essentiel.
Il les entraîna, corps et esprit, été comme hiver. Il fut intransigeant, malgré le fait que Qadir, Kamra et Zayn devaient maintenant baisser les yeux pour l'observer. Il continua à parfaire leurs aptitudes, aidant Bala à récolter ses plantes, guidant Zayn dans l'archerie, Qadir dans l'éloquence et Kamra dans la maîtrise de son arme héritée. Il évalua les potentielles menaces, le silence de Bala, la passivité de Zayn, la légèreté de Qadir et la colère sourde qui grondait en permanence en Kamra.
Il lui restait tant à faire, tant à apprendre et à comprendre pour mieux les éduquer mais son corps était vieux. Son cœur était fatigué. Tellement fatigué. Changer tous les deux ans d'endroit devenait de plus en plus compliqué. Gérer les jeunes adultes qui étaient sous sa responsabilité était de plus en plus compliqué. Mais il ne pouvait pas baisser les bras, pas maintenant que tous avaient la majorité hassadienne, correspondant à vingt-et-une années.
Malheureusement, la mort n'a que faire du devoir. Alors, un jour d'automne, tandis que l'aube se levait, Bala retrouva le corps du vieux soldat, dans le fauteuil ocre qui était placé en face de la fenêtre du salon. Son visage abordait encore son air renfrogné, les sourcils à jamais froncés et les plis sur son front traduisant tout le souci qu'il s'était fait ces dernières années.
Qadir et Zayn effectuèrent le lavage mortuaire, enveloppant le corps de leur mentor dans un linge blanc. Kamra creusa la tombe, au pied du chêne qui bordait l'arrière de leur jardin tandis que Bala prépara le salon pour la prière du mort et le repas qui suivait l'enterrement. Elle regarda à travers la fenêtre les trois autres déposer le cadavre dans la fosse puis la recouvrir de terre, sans un mot, le visage caché par les rayons du soleil levant. Ils mangèrent également en silence pourtant tous se retrouvèrent confrontés à une peur, qui, longtemps lointaine, était devenue réalité : celle de mourir en exil, à des lieux de leur royaume. Enterrer Haytham avait été douloureux, pas seulement pour l'amour qu'ils avaient fini par éprouver pour le vieil homme, mais parce qu'il représentait le lien tangible entre eux. C'était lui qui apportait un sentiment de sécurité, d'unité entre eux. Désormais, ils étaient livrés à eux-mêmes et à leurs démons.
Le soir même, Kamra décida de partir, arguant qu'elle ne pouvait rester les bras croisés à attendre qu'un portail ne s'ouvre. Elle partait sur les traces de l'Oumm, pour trouver une solution. Une semaine après, Qadir pliait bagages, impatient de découvrir ce nouveau monde, autrement que par les incessants déménagements. Seuls restèrent Bala et Zayn, dans une demeure désormais trop grande.
Et en un battement de cœur, cinq années s'écoulèrent.
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Les Héritiers de l'Hassadie : Le Chant des Khadymm (Premier Jet)
FantasyEn 1485 alors que la Reconquista déchire l'Espagne, des dizaines de caravanes disparaissent mystérieusement pour être transportées dans un monde doté de magie : LantArda. Des siècles plus tard, les descendants de ces humains règnent en maître sur l...