Le cortège part. Slogans classiques, on les connaît par cœur et on commence à en avoir marre. Lassitude et frustration sont les mots qui nous gouvernent. On finit par oublier qu'on existe, qu'on est des êtres à part entière en dehors de ces cinq longues et singulières heures. On s'oublie pour la cause et elle nous bouffe jusqu'à la moelle. A-t-on même un jour eu l'impression de vivre réellement en dehors de la cause ? On donne tout pour trois danses ridicules et un peu de solidarité. Les gros ballons roulant des syndicats surplombent tous les manifestants et sont comme des gros pustules sur la peau lisse de Paris. Des couleurs partout, une sorte de vomi visuel écœurant. Des milliers de pieds qui arpentent le sol en même temps, sur le même rythme, tout cela est devenu banal pour les passants. Et même si nous ne l'avouerons jamais, je suis en train de le faire mais passons, tout cela est devenu ennuyeux pour nous.
On commence à avancer avec le cortège, les musiques résonnent pour motiver les foules qui commencent à fatiguer de toutes ces semaines d'actions. Je marche parmi eux, tous ces gens si différents, de tous les styles, de tous les âges, de tous les bords (non) mais défilant tous avec cette détermination du désespoir. C'est un concept assez spécial mais c'est le désespoir qui nous gouverne car nous ne voyons plus d'issue, nous avons l'impression que tout cela va mal finir dans tous les cas et que maintenant il faut marcher tous ensemble car c'est le dernier recours. On pourrait y voir un dernier espoir, j'y vois une tentative désespérée et inconséquente. Tous ces gens représentent chacun d'entre nous. Ici plus personne ne doit se sentir en tant qu'individu éparse mais comme une foule dense. Semblable à une inondation dans cette ville carte postale, nous coulons comme un liquide sur les fachos et les machos et nous noyons les proprios et les patro(n)s. Nous ne ressentons plus qu'une seule émotion, celle que la foule ressent. Si elle est en colère elle pourra soulever des montagnes, si elle est jouasse elle pourra embrasser les passants et apaiser le monde.
Cela fait une heure que je marche sans relâche avec tous ces visages inconnus. Faire une manif seule c'est de la folie mais aussi la plus belle chose à faire. Dangereux mais permettant aussi les plus belles choses en abandonnant le paraître pour crier aussi fort que possible et donner son âme à la cause. J'ai piqué des stickers à tous les stands en donnant un euro par-ci par-là pour soulager ma conscience. C'est sympa les stickers. J'aime bien celui là avec la tête de notre président dans une casserole, on pourrait tous se faire un festin ce soir en allant le chercher et en le cuisant avec des patates et des herbes de Provence. Et celui-là avec un milliardaire connu qui pleure et à qui on donne pour qu'il arrête de chouiner, une sucette avec un dollar dessiné dessus.
Avec ces stickers je n'ai pas fait attention à comment la manif se déroulait et apparemment c'est pas la joie. La tension commence à monter alors que la foule n'a même pas atteint la fin du parcours. On ne bouge plus pendant cinquante minutes et les gens s'impatientent. Il y en a même certains qui tentent d'aller vers l'avant pour voir ce qu'il se passe mais on sait que plus les gens font ça plus ça peut être dangereux et entraîner des mouvements de foules. Les gens se pressent les uns contre les autres pour avancer mais c'est peine perdue, je vois bien que c'est bloqué et je choisis de ne pas bouger.
Les rues perpendiculaires à la rue principale sont bloquées par des CRS. Ils chargent de temps en temps pour que la foule ne s'éparpillent pas trop sur les côtés. Peut-être une bonne initiative à la base mais qui crée des mouvements de foule là où je suis et je me retrouve compressée contre ces inconnus toutes les cinq minutes au point d'avoir parfois du mal à respirer. Les flics reçoivent des bouteilles de bière et autres poubelles trouvées sur le chemin en échange de leur bousculade. Bien sûr la foule n'est pas connue pour sa précision exceptionnelle et les flics ne sont pas encore blessés par ces tentatives. Comme toujours, les étrangers de la foule ne se rendent pas toujours compte qu'il y a des êtres humains dernières ces casques et ces boucliers. Certes des êtres humains qui ont fait un choix discutable selon nous, mais des êtres humains quand même. Bon. C'est vrai dans l'autre sens aussi, j'ai dit qu'on était un liquide mouvant mais tous ces manifestants sont des êtres à part entière, fait que la police semble ignorer aussi. "L'escalade de la violence", oui voilà c'est ça dont parle les médias quand ils parlent des manifs, bizarrement cette assertion est toujours en notre défaveur. Mais même moi je peux la voir cette escalade maintenant. Pour une fois ils ne sont pas si loin de la vérité.
... Ok ça va un peu loin cette fois. Ellipse, je suis trop secouée pour penser, mon corps est en mode automatique. On est poussés dans tous les sens et on a aucune issue pour sortir d'ici.
J'entends des cris "MEDIC ! MEDIC !". Il y a des taches de sang au sol. Des taches de sang. On essaie d'avancer. Il n'y a plus rien dans mon crâne de censé et on force le passage. Certains flics sont portés en dehors de la manifestations car ils s'en prennent pleins la tête. Des gens ont été frappé à la tête ou dans les côtes et crachent du sang. Du verre partout par terre, quand je marche ça croustille. Flash ball et bombes lacrymos, on va tous crever d'un cancer à quarante piges. J'ai du mal à respirer et je sens ma cage thoracique compressée à mort.
Je vois le bout du tunnel, la fin de la manif n'est plus qu'à une centaine de mètres mais c'est là que tout va déraper pour de bon. Les explosions qu'on entendait au loin s'intensifient maintenant et on se retrouve par un concours de circonstances qu'on ne s'expliquera pas à foncer et à charger les flics. Des clowns crient "A l'abordage" alors que nous n'avons littéralement rien pour nous protéger et qu'on est tous dénués de tout sens critique à ce moment-là. Mais même là en courant vers les matraques et les boucliers je ris aux éclats et j'ai des frissons dans tout le corps. Je me crois à la télévision, après tout je ne suis qu'un personnage de quelque chose de plus grand et les médias se serviront de notre image pour desservir la cause, pour nous anéantir. Il n'y a plus rien d'autre à faire.
Cinquante flics contre trois cents manifestants déterminés, ça peut fonctionner (non) et on sera bientôt plus de mille à foncer avant que les CRS puissent appeler les renforts. Je suis au milieu de la foule, je replie les bras devant mon torse pour ne pas mourir étouffée et je cours jusqu'à en perdre haleine. Ce moment dure une décennie entière, c'est ce qu'il me paraît. On entre en collision, je ne suis pas en première ligne mais je vois les coups qui tombent comme des guêpes sur les manifestants et les bouteilles de bière explosées sur les casques des flics. Il se dégage une chaleur humaine folle de ces corps en ébullition. Les CRS reculent mais les renforts arrivent. Les manifestants avancent et reçoivent aussi des renforts. Les sprays de lacrymos sonnent comme une douce mélodie. Je suis au bord du malaise et je pourrais mourir pour la cause.
J'ai envie de rentrer chez moi.
VOUS LISEZ
Politiquement incorrect
AlteleLe brouhaha dans ma tête finit par se retrouver miraculeusement posé sur le papier de mon carnet. Il se trouve que par un autre procédé extraordinaire il finit par être retranscrit sous forme de petit pixels sur mon écran et accessible pour tous. B...