Chapitre 1 : L'aube Grise

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Le village d'Aubegrise semblait s'accrocher désespérément à la vie, son existence semblant presque contre-nature dans un monde qui avait depuis longtemps sombré dans le crépuscule. Les rues pavées étaient désertes, enveloppées dans une brume épaisse qui ne laissait passer que des éclats de lumière grise, projetant des ombres floues sur les maisons délabrées.

Les habitants d'Aubegrise étaient un reflet de ce monde en déclin. Des anges à la beauté autrefois éclatante, leurs ailes écarlates maintenant ternies, se déplaçaient silencieusement dans les ruelles. Leurs auréoles en forme de soleil, autrefois rayonnantes, n'étaient plus que des cercles pâles, vacillant comme des bougies sur le point de s'éteindre. Ceux qui portaient plus d'ailes, les nobles du village, restaient en retrait, leurs regards vides perdus dans le souvenir d'une gloire passée. Ils avaient appris à masquer la pourriture qui commençait à les ronger, aussi bien physiquement que moralement, sous des vêtements somptueux qui ne parvenaient pas à cacher leur déchéance.

Parmi eux, des êtres éthérés se faufilaient dans les ombres, à peine visibles dans la brume. C'étaient les habitants de Namira, des silhouettes aux contours flous, mélanges de lumière et d'obscurité, leurs formes changeantes rappelant des mirages. Capuchonnés, ils passaient inaperçus, absorbés par des transactions silencieuses, échangeant des objets précieux contre des services, leurs mains fines effleurant à peine les marchandises.

D'autres, aux cheveux blancs et à la peau bronzée, arboraient des cornes de glace ou de feu, les runes gravées sur leur peau émettant une lueur faible dans l'air froid. Ce peuple, originaire des Monts d'Iraj, étaient ici des visiteurs rares, venus peut-être pour échanger des armes forgées dans le feu et la glace. Ils avançaient avec une assurance tranquille, jaugeant chaque détail avec l'œil aiguisé de ceux qui sont habitués à tester la résistance de tout ce qu'ils rencontrent.

Les habitants de Pelagia étaient les plus rares. Leurs cheveux étaient faits de cire, modelés par des mains invisibles, leurs yeux d'un bleu profond et mélancolique. Ces êtres marins, aux queues de poissons graciles, se déplaçaient avec une lenteur calculée, comme s'ils portaient en eux le poids de l'océan disparu. Ils étaient les âmes perdues d'un monde qui s'était retiré, cherchant des réminiscences de la mer qui n'était plus.

Shira, seul humain dans ce monde de créatures étranges, se sentait aussi décalé que la lumière mourante dans les rues d'Aubegrise. Ses yeux vairons, l'un bleu saphir et l'autre vert émeraude, étaient la seule couleur vive dans cet univers monotone. Sa peau bronzée contrastait avec la pâleur des anges et la lueur spectrale des êtres éthérés. Il était étranger ici, comme partout ailleurs, un être sans passé et sans véritable place dans ce monde.

Il avançait sans but dans les rues du village, passant devant les maisons croulantes et les échoppes abandonnées. Une fatigue lourde pesait sur lui, mais il ne pouvait s'arrêter. Quelque chose en lui, peut-être cette étrange marque sombre qui pulsait faiblement sur son bras gauche, le poussait à continuer. Il n'avait aucune réponse, mais une question le hantait : pourquoi était-il ici, dans ce monde qui n'était pas le sien ?

Il s'arrêta devant une taverne, l'une des rares bâtisses encore debout. Son enseigne pendait de travers, les lettres gravées à moitié effacées par le temps et les intempéries. Il poussa la porte, qui s'ouvrit dans un grincement prolongé, révélant une salle à peine éclairée par la lumière tremblotante d'un feu mourant dans l'âtre.

L'intérieur de la taverne était sombre et désolé. Des tables en désordre, recouvertes de poussière, étaient éparpillées sans aucune logique apparente. Quelques chaises étaient renversées, comme si une dispute avait eu lieu ici et que personne n'avait pris la peine de remettre les choses en place. Derrière le comptoir, un vieil homme angélique se tenait immobile, ses ailes écarlates à peine visibles dans la pénombre. Ses yeux voilés par l'âge observaient Shira avec une curiosité distante.

Shira s'avança vers le comptoir, sentant le regard du tavernier peser sur lui. Il déposa quelques pièces devant lui, demandant d'une voix basse et fatiguée : « Une chambre pour la nuit. »

Le tavernier hocha la tête sans un mot, lui tendant une clé rouillée. Mais avant que Shira ne la prenne, l'homme le retint un instant, son regard se fixant sur son bras gauche.

« Tu n'es pas comme les autres, » murmura-t-il, sa voix grave résonnant dans le silence de la taverne. « Fais attention à ce que tu cherches, cela pourrait te coûter plus que tu ne le crois. »

Shira ne répondit pas. Il prit la clé, acquiesçant en silence, puis se dirigea vers l'escalier de bois qui craquait sous ses pas.

La chambre qui l'attendait à l'étage était austère, à l'image du reste du village. Un lit simple, une table bancale, et une fenêtre étroite laissaient à peine entrer un mince filet de lumière grise. Shira s'assit sur le lit, posant la clé sur la table, et laissa ses pensées dériver.

Depuis qu'il avait commencé à errer dans ce monde, il n'avait trouvé ni réponses ni réconfort. Qui était-il vraiment ? Pourquoi semblait-il être le seul être humain dans ce monde étrange, peuplé de créatures fantastiques ? Et pourquoi cette marque sur son bras semblait-elle le brûler à chaque fois qu'il se posait ces questions ?

Il était plongé dans ses réflexions, les yeux fixés sur la marque sombre qui pulsait sous sa peau, lorsque la porte de la chambre s'ouvrit brusquement. Shira se redressa, les sens en alerte. Une silhouette se tenait dans l'encadrement de la porte, une femme aux cheveux noirs et aux traits familiers.

La lumière grise de l'extérieur éclairait à peine son visage, mais Shira pouvait voir qu'elle lui ressemblait étrangement. Elle portait un manteau sombre, similaire au sien, et ses yeux... Ses yeux étaient vairons, l'un bleu saphir, l'autre vert émeraude, tout comme les siens.

La femme sembla aussi surprise que lui. Elle resta figée un instant, puis avança doucement dans la chambre. Shira, méfiant, ne bougea pas.

« Qui es-tu ? » demanda-t-il, sa voix trahissant une légère tension.

La femme hésita, ses yeux fixant ceux de Shira avec une intensité qui le troubla. « Je... je m'appelle Nara, » répondit-elle finalement, sa voix douce mais teintée de confusion. « Je ne sais pas pourquoi je suis ici. Je... je cherchais un refuge pour la nuit, et... je suis tombée sur cette taverne. »

Shira fronça les sourcils. « Pourquoi me ressembles-tu autant ? »

Nara sembla prise au dépourvu par la question. Elle baissa les yeux, comme si elle cherchait des réponses qu'elle n'avait pas. « Je ne sais pas, » murmura-t-elle. « C'est comme si... quelque chose m'avait attirée ici. Mais je ne comprends pas non plus. »

Shira sentit un frisson parcourir son échine. Cette rencontre n'était pas le fruit du hasard, il en était convaincu. Mais pourquoi ? Et que signifiait cette étrange connexion qu'il ressentait avec elle ?

« Peut-être que... nous cherchons la même chose, » dit Nara après un long moment de silence. « Je ne sais pas qui je suis, ni pourquoi je suis ici. Mais peut-être que... nous pourrions trouver ces réponses ensemble. »

Shira la fixa un instant, pesant ses mots. Il ne savait pas quoi penser de cette femme, mais il sentait qu'elle disait la vérité. Elle était aussi perdue que lui, et tout aussi déterminée à comprendre ce qui se passait.

« Peut-être, » murmura-t-il enfin, ne sachant pas encore si cette rencontre allait changer son destin ou le plonger encore plus profondément dans les ténèbres.

Le silence retomba dans la chambre, mais ce n'était plus le silence oppressant de la solitude. C'était celui de deux âmes perdues qui venaient de se trouver, liées par un mystère qu'elles n'avaient pas encore élucidé.

Alors que la nuit tombait sur Aubegrise, Shira et Nara se retrouvèrent unis par un lien fragile mais réel. Leurs regards se croisèrent une dernière fois, chacun voyant dans l'autre un reflet de sa propre quête. Et dans le calme de la nuit, ils comprirent qu'ils devaient avancer ensemble, même si le chemin devant eux était encore plongé dans l'incertitude.

Leur voyage venait à peine de commencer, et déjà, il promettait d'être plus étrange et plus sombre que tout ce qu'ils auraient pu imaginer.

Le Dieu en Deuil - Tome 1 : L'EveilOù les histoires vivent. Découvrez maintenant