« Antoine, je te cherchais ! Je te dérange ? Tu pourrais m'envoyer le tableur avec les données que je puisse les présenter à Pierre au plus tôt ? Après t'inquiète pas on est pas aux pièces, c'est pas grave tu sais c'est juste que c'est mieux si c'est fait dans les délais les plus brefs, en plus avec le Buisson touffu qui veut absolument son rapport cette semaine. Enfin bref, ça te dérange pas ? »
J'ai même pas pu en placer une. Il est gonflé celui-là. D'un geste discret, je lui indique que mon micro-casque est allumé, et il s'aperçoit que je suis en appel avec le dit monsieur Buisson, qui semble heureusement n'avoir rien entendu. Aussitôt, Jardin devient rouge tomate et me propose de raccrocher. Allons bon.
« Monsieur Buisson, est-ce que je peux vous rappeler dans cinq minutes ? Je ne serai pas long. Merci... Merci... Oui... Bien sûr... sans problème... ...Je vous rappelle de suite... Oui on verra ce problème demain comme prévu... Oui... je vous rappelle M. Buisson, à tout de suite... Oui, merci infiniment, à tout de suite.
— C'est qu'il en avait gros sur la patate, ricane Jardin en claquant sa longue main poisseuse sur ma pile de classeurs.
— On accuse déjà un retard de trois semaines sur la deadline, il est un peu tendu.
— S'ils arrêtaient de changer leur modèle toutes les heures on pourrait sortir la tête de l'eau ! Enfin bref, du coup, tu t'en charges ?
— Désolé Simon, je ne sais même pas de quoi tu me parles.
— Du dossier Ackerman pardi ! Les estimations finales ! »
Il me faut une bonne seconde pour me remettre du choc. C'était de ça qu'il parlait.
« Je croyais qu'on présentait le dossier Ackerman jeudi ensemble avec Rosalia.
— Rosalia elle m'aide sur New City en ce moment, elle pourra pas être là jeudi. »
Tiens, première nouvelle. Il m'a fourgué le cas Buisson, il lui refile le dossier le plus chronophage de la boîte. Y a pas à dire, si Jardin est définitivement un manager exécrable, il n'en reste pas moins brillantissime.
« Écoute, poursuit-il, toi aussi tu es embêté avec la Broussaille, alors ce sera plus simple si je m'en charge seul finalement.
— Je crois que ce serait mieux que je sois là. Mes fichiers sont très denses et...
— Tu n'as qu'à m'envoyer une petite note, ça te prendra cinq minutes à tout casser. Bon, il faut que je te laisse, j'ai un call à passer, on se voit tout à l'heure ! »
Et voilà. Parti. Si j'avais été un homme, un vrai, je l'aurais chopé par le col et lui aurais hurlé « Regarde moi bien Jardin, la prochaine fois que tu me parles sur ce ton je te recouvre de fumier pour y faire pousser des courges. » Quoi que, est-ce qu'un vrai homme n'aurait pas trouvé une meilleure réplique ? Avec un peu de charisme, un simple « Sale fumier ! » aurait été tout aussi efficace.
Ceci étant dit, s'il y a une chose dont je suis sûr, c'est que ce cher Simon ne sait pas que, cette fois, il est allé trop loin. Rosalia a tout donné, le prolongement de son contrat dépend de sa participation au dossier Ackerman. J'ai passé cinquante heures supplémentaires à peaufiner chaque détail pour rattraper l'absence de ce fumier (ça sonne drôlement bien). Des semaines de galères pour que cette asperge s'attribue notre dur labeur.
Qu'il en soit ainsi. Il va apprendre à ses dépends qu'on ne se joue pas d'Antoine Dupont.
*****
Deux heures plus tard, Jardin sort du bureau de monsieur Pélissier. Ils semblent en pleine séance de flatteries. Quand ils arrivent à hauteur de mon poste de travail, le patron prend le temps de s'arrêter pour me remercier pour « le support que j'ai pu apporter à Simon ». Rapidement, il est coupé par mon manager adoré pour lequel ce discours doit être insoutenable :
« Pierre, il faut encore qu'on discute des financements... »
Mais monsieur Pélissier ne l'écoute plus. Il semble très intéressé par cette fenêtre que j'ai malencontreusement laissé ouverte sur mon troisième écran.
« Dis moi Antoine, qu'est-ce que c'est que ce rapport ?
— C'est-à-dire ? C'est le rapport que Simon vous a... t'as montré.
— Ah pas du tout, il n'y avait pas d'extrait des compte-rendus sur les risques. Ça m'a d'ailleurs étonné.
— Oui, l'interrompt le fraudeur en me dévisageant avec dédain, il a dû oublié de les ajouter, je lui avais demandé de regrouper tous les documents.
— Sans doute, reprit notre supérieur en faisant défiler les pages avec ma souris. Dis-moi Simon, tu es sûr que... (sa mine se durcit). Tu es sûr que tu m'as montré le bon dossier ?
— Évidemment ! Pourquoi, il y a un autre problème ? » demande-t-il en se penchant machinalement vers mon ordinateur. Imperceptiblement, son sourire se fige.
« S'il manque les annexes, je peux vous les envoyer, proposé-je innocemment.
— Oui, il serait surtout mieux de me transmettre le bon rapport cette fois.
— Le bon rapport ? répété-je tout en ouvrant ma boîte mail. C'est pourtant celui-ci que j'ai envoyé à Simon, je... Oh non ! J'ai envoyé le dossier de monsieur Buisson, je suis sincèrement désolé. Je ne sais pas quoi dire. »
Dans l'open space, on entend à présent les mouches voler. Antoine Dupont, le gentil petit gars du bloc Nord-Ouest a fait une grosse gaffe, et maintenant Simon Jardin, dont l'âme semble avoir été aspirée, va devoir s'expliquer dans le bureau du Boss. Des rires étouffés voire à peine dissimulés brisent le silence avant que la porte ne se referme.
A l'autre bout de la pièce, je capte le regard de Rosalia. Son visage encore adolescent s'illumine et regagne soudainement toute son assurance. Elle profite de cet incident pour venir me souffler, soulagée :
« Tu te rends compte, la chance qu'on a !
— Tu l'as dit, ta bonne étoile était avec nous ! »
On rit de bon cœur avant qu'elle ne retourne à la hâte à sa place. J'en connais une qui va pouvoir dormir sur ses deux oreilles ce soir.
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Les aventures quotidiennes et intéressantes d'Antoine Dupont
AdventureAntoine Dupont travaille en open space dans un quartier branché d'une métropole grouillant d'autres petits Antoine Dupont. Il aime écouter Coldplay en travaillant, faire un afterwork de temps en temps, toucher sa prime de fin d'année, écouter les po...