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Souvent, parfois, rarement et finalement jamais, le temps filait. Les tours de la Défense s'élevaient au loin, dissimulant partiellement le brouillard gris de pollution dont la ville avait tant habitude. Elles étaient plusieurs, les tours, elles ne paraissaient pas si distantes les unes des autres car chacune était cernée par quelques voisines... Et pourtant, elles semblaient tristement solitaires au sein du décor parisien : des demoiselles trop jeunes qui admirait cette défilade des heures parmi une foule usée, tant par l'âge que le dur labeur. Assis sur le banc en face de la gare Montparnasse, un vieil homme patientait... Pourquoi se trouvait-il là ? Aucune idée. Habitait-il dans le coin où avait-il pour passe-temps de se promener dans les alentours ? Personne n'en savait rien, en réalité lui non plus ne savait guère. Son dos affaibli, plaqué contre les rudes et froides planches de bois du banc, tentait vainement de redresser le poids de l'âge. Qu'attendait-il donc ? Depuis combien de temps observait-il les allées et venues près de cette gare ? Tout cela, il n'en savait rien. Le vieillard était vieux, c'est à peu près tout ce dont il se rappelait.

Soudainement, un pigeon approcha, d'une habituelle démarche tranquille de pigeon. Il sembla petit et insignifiant, grisâtre au premier coup d'œil mais présentant néanmoins quelques tâches blanches vives sur ses fines ailes striées en nuances de noir et de blanc. « Il est sûrement en quête de nourriture. » pensa le vieil homme, en découvrant ses mains au pigeon comme pour signifier qu'il ne possédait rien de comestible sur lui. L'oiseau fixa le vieillard, de ses deux yeux ronds et jaunes, petits et espiègles comme s'ils déguisaient une certaine malice. Le pigeon parut d'abord intrigué par la présence humaine près de lui, le vieux paraissait pourtant on ne peut plus commun : muni d'une canne en bois gravée, il revêtait un pull en laine rouge porté par-dessus ce qui pouvait être un polo blanc, en bas le vieillard avait une sorte de jean d'un bleu terne, usé et disparate, tacheté çà et là de pointes verdâtres et blanchâtres qui témoignaient d'un long passé. Dans les faits, l'accoutrement de l'homme était à l'image de son porteur : daté et affaibli par le temps. Les violences de l'écoulement inexorable de la vie pressaient sur son être, n'importe quel pigeon le remarquait, malgré tout personne ne s'intéressait au vieillard dans la panique globale d'une métropole telle que Paris. Le pigeon ne détourna pas le regard, le vieil homme le fixa à son tour, et il réfléchit : l'oiseau était-il plus intelligent que lui ? Après tout, l'homme en ce moment même ne parvenait pas à retrouver son prénom. La présence de cet être, volatile urbain, surprenait le vieux. Or, à Paris, croiser un pigeon était de l'ordre du quotidien, le pigeon s'affirmait comme symbole de la ville : partout où l'on marchait on en croisait un, c'était ainsi, et c'était chaque jour la même chose.

« Si ça s'trouve, c'est l'même à chaq'fois. » s'exprima le vieillard d'une voix rauque en crachotant. C'est sur ces mots que le pigeon s'envola, de manière douce et paisible. Où se rendait-t-il désormais ? Même le pigeon n'en savait rien. Cependant, et peut-être parce qu'ils se trouvèrent tous deux quelques ressemblances, le volatile décida par la force des choses de surveiller le vieil homme nouvellement rencontré, comme s'il s'agissait d'une bonne connaissance, d'un ami retrouvé, voire d'un enfant auquel on voudrait prendre soin. Pourtant, le vieux ne comprit alors ni l'importance de l'oiseau, ni que ce dernier le suivrait, scrutant le moindre de ses faits et gestes. Peut-être le vieillard espérait-il au plus profond de lui-même la présence du pigeon ? Cela il n'en savait rien : il était vieux, c'est à peu de choses près tout ce dont il se souvenait.

Vu du ciel, tout paraissait minuscule, et tel le roi du monde, le pigeon observait les petites choses se mouvoir dans un espace à leur image. De la transformation de la nature en agglomération polluée et surpeuplée, le volatile n'en avait que faire : il naquit dans cet environnement, il vécut dans ce milieu, il pourrira ici même. Si paradoxal semble le fait que l'oiseau, possédant une faculté que l'homme désira toujours, ne s'en soit jamais servi pour s'émanciper de ces lieux macabres et dépravés dont la toxicité déboussole tout être y voyageant : ainsi les ailes ne permettraient-elles pas la jouissance du vagabondage absolu ? Au final, l'animal vivant en métropole ne connaît rien d'autre que l'aire urbaine, l'idée de nature sauvage ou de campagne n'évoque rien en lui. Malgré tout, le pigeon volait, et désormais ce monde si immense lui paraissait bien insignifiant ; pourtant, il remarqua à plusieurs reprises qu'une fois au sol, les positions de force s'inversaient, le pigeon devenait dominé et la ville dominante. Les grands arbres gris se métamorphosaient en de hautes falaises parfaitement rectangulaires parsemées de grandes plaques transparentes qui reflétaient les rayons ardents du soleil et vous brûlaient les ailes. Des cloportes de toutes les couleurs se changeaient en grands animaux : quelques oiseaux relativement gros dressés sur leurs deux pattes et qui, manifestement, n'avaient pas appris à voler mais filaient à toute allure en crachant de leur postérieur une toxique fumée noire. Ces derniers zigzaguaient entre les troupeaux de scarabées devenus bisons rouges, bleus, verts, noirs, blancs, gris, et qui semblaient aveugles : il fallait constamment les éviter pour ne pas qu'ils vous écrasent, d'autres pigeons en faisaient chaque jour les frais. Des araignées les accompagnaient parfois, plus chargées, plus lourdes, mais toutes aussi aveugles. Les éviter était d'autant plus difficile qu'elles avaient la fâcheuse tendance à se transformer en éléphants, une fois le pigeon à terre. Finalement, les fourmis qui parsemaient le décor et orchestraient tout ce bas monde devenaient d'étranges bipèdes que les neurones d'un simple oiseau de banlieue ne pouvaient rattacher à quelconque autre animal. Ils étaient de toutes les couleurs, interagissaient assez peu entre eux hormis au sein de petits groupes. Ils étaient omniprésents et le vieux en faisait partie. D'habitude, il était courant que le pigeon s'approche : certains bipèdes offraient ou jetaient de précieuses denrées au sol sur lesquelles il fallait se précipiter avant que d'autres égoïstes ne s'en délectent. D'autres étaient plus menaçants : les plus petits couraient parfois derrière les oiseaux en balançant des coups de pied dans le vide, et il semblait que les bipèdes commandaient aux autres animaux métalliques. Mais d'en haut, tout avait l'air si insignifiant.

La Plume TombeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant