Revenir au village après avoir passé tant de temps et d'énergie à le fuir était une forme de torture que Qadir appréciait moyennement. Il détestait cet endroit de tout son être, qui lui rappelait sans cesse ce qu'il avait perdu, creusant inlassablement le trou dans son cœur. A Boston, il pouvait se fondre parmi les millions, se faufiler dans la fourmilière géante sans qu'aucun ne lui lance un regard rempli de pitié. Il pouvait se saouler sans craindre le jugement, jeter aux orties tout ce qu'on lui avait inculqué sans risquer d'y perdre autre chose que lui-même. Il pouvait être qui il voulait mais ici, dans ce village trop petit, où tout le monde connaissait tout le monde, il était Qadir, l'étranger parmi les étrangers, le seul protégé d'Haytham à la peau noire. Les préjugés n'avaient pas duré longtemps mais ça avait été suffisant l'adolescent qu'il avait été et il n'avait jamais considéré ce foutu village comme un foyer. Il avait même été soulagé de le quitter.
Tout ça pour revenir. Si ça n'avait pas été pour Bala, sa douce et sensible Bala, il aurait tout simplement ignoré ce sentiment d'effroi qui l'avait pris aux triples hier matin et qu'il avait d'abord mis sur le compte d'une gueule de bois un peu trop intense. Puis l'angoisse s'était intensifiée, au point de le faire vomir et le besoin d'appeler sa cousine s'était fait impérieux. C'est pourquoi il remontait maintenant cette foutue pente qui le menait à la maison de ses cousins, à pied, traînant une valise de trente kilos derrière lui, tout ça sous le regard perçant de cette vieille peau de Mère Thérèse. Sérieusement, à quatre-vingt-dix ans, sa place était dans une tombe, pas à la fenêtre !
-Alors ça y est ? Vous revenez tous habiter ici ? hurla la vieille femme
Qadir aurait bien aimé lui dire qu'il était surpris de la voir en vie et non pas dans un musée pour momie ambulante mais sa curiosité l'emporta.
-Qui ça « tous » ?
-Bah vous tous, imbécile ! Cette gamine malpolie aux cheveux affreux est passée ce matin. Vous revenez vivre ici ?
Kamra. Kamra était aussi revenue ? La dernière fois qu'il lui avait parlé, elle était quelque part sur le continent africain, en Tunisie ? A moins que ce ne soit en Algérie. Enfin bref, elle était loin. Qu'est-ce qui l'avait poussé à revenir ?
-Et dis à tes sauvages de cousins de ne pas faire autant de bruit la nuit ! Ils ont failli faire lâcher mon pauvre cœur !
-Seulement failli ? J'en suis terriblement déçu, je vais régler la situation de ce pas ! Ce soir, ce sera le grand soir !
Il l'entendit hurler qu'il n'était qu'un petit con et toutes sortes de choses qui ne lui faisait plus rien et continua sa route, pressé de savoir ce qui s'était passé la nuit dernière. Ils savaient que ses cousins étaient en vie, Zayn lui avait envoyé une note vocale à quatre heures du matin en hurlant des choses énigmatiques, dans un mélange incompréhensible de leur langue maternelle et leur langue de socialisation dans le Premier Monde. Il pressa le pas jusqu'à apercevoir les marches en grès qui menaient à la maison de son adolescence. Ignorant son cœur qui lui criait de rebrousser chemin, il passa la porte d'entrée, qui avait apparemment été repeinte en bleu clair depuis son départ et se dirigea vers le salon. Rien n'avait changé à l'intérieur. Les mêmes tapisseries jaunes immondes aux murs, le même parquet en bois sombre, les mêmes meubles défoncés et jaunit par le temps, décorés par des pots de fleurs de toutes les couleurs, une attention qui devait être de Bala. La seule différence résidait dans la fenêtre donnant sur le grand chêne, qui semblait avoir été pulvérisée, littéralement. Aucun encadrement et aucun carreau de verre ne subsistaient, aucune protection pour filtrer les rayons du soleil qui envahissaient la pièce et la baignaient dans une luminosité abondante.
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Les Héritiers de l'Hassadie : Le Chant des Khadymm (Premier Jet)
FantasyEn 1485 alors que la Reconquista déchire l'Espagne, des dizaines de caravanes disparaissent mystérieusement pour être transportées dans un monde doté de magie : LantArda. Des siècles plus tard, les descendants de ces humains règnent en maître sur l...