Les Tapisseries, Charles Péguy, 1913

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On ne saura prétendre avec justice que j'étais prévenu contre Péguy, après avoir exprimé mon enthousiasme pour le style de Notre Jeunesse qui me rendit curieux de ce qu'un auteur si soucieux de véracité et d'audace individuelle était capable d'écrire dans le genre de la poésie.

Or, c'est une déception : Les Tapisseries est d'une platitude conventionnelle.

Ce que j'ignorais avant de le lire – car je ne me renseigne jamais beaucoup sur un livre avant de l'acquérir de manière à ne pas subir l'influence souvent médiocre des commentateurs –, c'est qu'il s'agit d'une œuvre chrétienne à portée nationaliste, remplie de sainte Geneviève, de Jeanne d'Arc et de Notre Dame, rédigée après une de ces illuminations mystiques, soudaines, égotistes, névrotiques, quoique valorisantes, qu'il paraît que tant d'écrivains ont affectées ou imitées. Pendant longtemps, on fut apparemment inapte à se convertir par réflexion, il y fallut une voix-de-l'esprit incandescente et critique, surplombante et frappant, survenue le tant de tel mois à telle heure, véritable climatérisme servant à inscrire en sa légende la puissance externe et transcendante d'un événement d'ordre spirituel dont on soupçonnait l'élection particulière, Dieu ayant désigné un émissaire, quelque chose comme un « c'est arrivé tout à coup et ça m'a métamorphosé pour toujours sans explication ». Les hommes n'ont manifestement conçu les religions, particulièrement la chrétienne, que comme fruits d'une voyance ou d'une prophétie, ils ont encore besoin du miracle, et il semble que beaucoup se sont laissés conquérir et envahir par la réputation naïve et psychopathologique de la révélation envoyée directement par Dieu ou ses anges. Dès l'influence verticale terrassant la pensée personnelle, on les voit conduits par un automatisme d'hypnotisés, hébétés, stéréotypés, ne faisant plus que répondre à l'ordre dont ils font tout leur devoir, succombant exclusivement à leur manie existentielle au mépris de ce qu'ils ont été, au mépris même de leurs facultés et de leur art antérieurs, au mépris d'une identité. Ils ont sacrifié leur humanité pour une oblitération absurde, et ils s'en estiment bénis.

C'est probablement ce qui s'est produit ici.

Les Tapisseries est d'un style d'antienne, répétitif, enfoncé, fasciné, fanatique, rédigé en transe quiète et persuadée, de ponctualité laborieuse. Si l'on ne goûte pas la nullité de proverbe des sermons de prêtre, avec leurs fausses évidences déclamées et leur insistance empesée, on ne tirera aucun plaisir de ce recueil dont chaque pièce consiste, après deux ou trois quatrains, à répéter une idée morale en variations prochaines et en rythme impatientant sans progression – exactement comme dans les prières chrétiennes où l'on insiste pour occuper l'esprit et finir par créer un envahissant paradigme. Si l'éloge sans raison d'entités mystiques vous importune ou vous lasse, si vous n'appréciez guère qu'on alimente sans fin les qualités du seigneur et de ses suppôts, vous serez exaspéré à lire ce pourtant court recueil, et j'admets que j'y ai sauté bien des pages quand j'ai compris que tel poème ne serait qu'une répétition de pensée passablement mièvre, retournée à l'épuisement, sur une église ou une figure adulée. La sorte de bégaiement caractéristique de Péguy, qui est une réjouissance littéraire lorsqu'elle sert à atteindre par degrés à une vérité qui a nécessité un tâtonnement, devient, faute de progrès, une convention inutile et la recopie d'un ton de liturgie catholique : c'est qu'il n'y a pas intérêt à lire le quatrain suivant qui ne fait qu'aligner à l'envi de tous-pareils clichés sur une même structure syntaxique sans y ajouter une amplification ou une nouveauté, au même titre qu'une énumération de trente pages est, dans un roman, un embarras que seul un esprit particulièrement gagné peut parcourir sans ennui ni importunité.

D'ailleurs, le vers est propre mais pas excellent : on devine combien Péguy se laisse aller à des évocations, s'abandonne au glissement suivant, combien il procède par associations immédiates sans souci « séculier » d'une innovation, sans intention d'évolution réflexive, par seul désir d'achever jusqu'à l'exhaustivité le portrait reconnaissant qu'il s'est engagé à rédiger, paralysie propre à la louange ou à l'action de grâce, d'une durée excessive. C'est typiquement ce style de célébration où la peine atermoyée de l'écrivain et du lecteur constitue le mérite de l'écriture et du lecteur, où l'on ne s'estime satisfait de l'expression de sa gratitude qu'après des heures de chants et prières, toutes pareilles et redondantes, qui fait multiplier les rimes faciles, déclinées du même phonème évident, aux mots parfois répétés, sans désir d'astuce ni de beauté, par associations et amalgames, comme l'officiant ne se soucie guère que son langage soit usant et piètre tant que le converti y consent : il ne s'agit que de prêcher la bonne parole, et, pour les Chrétiens, une monotonie immobile fait intrinsèquement partie de la messe et même distingue le prêtre convenable de l'enthousiaste inquiétant. L'ennui est ainsi partie intégrante du devoir d'abnégation, le rite réussi suppose le déplaisir, comme le pèlerinage requiert la difficultuosité : on en partage ici la mesure fatidique et l'humeur résignée, comme la souffrance habituée dont on confond l'action utile et pure avec le masochisme servant d'étalon artificiel au sentiment de dignité.

Une pauvreté consentie, étale et béate, est la mentalité du Chrétien : on en éprouve bien dans ce recueil toute la vaguéable et morne identité – voilà peut-être, dans cette représentation exacte, où se situe, en l'occurrence, le triomphe de Péguy.

À suivre : Trois filles de leur mère, Louÿs.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant