Chapitre XXX

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May

17 février 2015 - Californie

7 ans auparavant.

Mon père a toujours été un homme violent. D'aussi loin que ma mémoire me le permet, il y a toujours eu cette menace latente, tapie dans l'ombre de notre quotidien. Mais aujourd'hui, c'était différent. Aujourd'hui, il avait bu. Aujourd'hui, pour la première fois, il avait voulu lever la main sur moi. La seule chose qui l'en a empêché, c'était la présence de Cole dans l'encadrement de ma porte. Si Cole n'avait pas été là, il aurait abattu avec violence sa main sur moi. Peut-être même à plusieurs reprises. C'était comme une longue agonie, un moment suspendu où j'ai pour la première fois ressenti une peur profonde pour ma vie. Que se passera-t-il une fois que mon meilleur ami sera parti ?

Accroupie sur mon lit, les mains plaquées sur mes oreilles, je me réfugiais dans les bras de Cole. Mais malgré tout, les cris d'en bas me parvenaient toujours. Ceux de ma mère, qui reprochait à mon père tous ses malheurs, et ceux de mon père, qui répondait par des injures aussi abominables qu'elles étaient violentes. J'entendais les coups qu'il portait, le combat désespéré de ma mère pour se défendre, le bruit du verre brisé, des meubles heurtés. La honte me rongeait de l'intérieur, comme un animal sauvage qui me griffait le cœur. Les masques étaient tombés. J'étais mise à nu, vulnérable, incapable de cacher la laideur qui régnait dans cette maison. Chaque cri, chaque éclat de voix était comme un coup de poignard, non seulement parce qu'ils résonnaient dans mon esprit, mais parce qu'ils résonnaient en présence de Cole.

Je détestais montrer cette partie de moi aux autres, par peur qu'ils me jugent, qu'ils s'éloignent en pensant que je suis capable des mêmes violences, ou qu'ils me détestent, comme si j'étais la raison pour laquelle mon père était devenu comme ça. Et après tout, c'était peut-être vrai. Ma grossesse n'avait été qu'un prétexte pour le retenir, pour éviter qu'il quitte ma mère. Il n'avait jamais voulu d'une autre fille, et il me l'avait bien fait comprendre. Et si, en frappant ma mère, il la punissait de m'avoir mise au monde ?

Je levai les yeux vers Cole, redoutant de voir cet air de pitié sur son visage, mais il avait enfoui son visage dans mes cheveux, comme s'il essayait vainement de me réconforter. Nos devoirs étaient éparpillés sur la couette, témoins silencieux de la raison pour laquelle il était venu. La dispute faisait rage en bas. C'était la première fois que mon père s'énervait à ce point. Un objet, sans doute lourd, heurta le sol avec fracas, me faisant sursauter. Cole plaqua ses mains sur les miennes, comme pour m'isoler encore un peu plus du bruit. Avec nos deux mains, le vacarme se faisait à peine entendre, et je me blottis contre son torse, cherchant à disparaître un peu plus dans son étreinte.

— Jolie famille, hein ? tentai-je de plaisanter.

Mais ma voix se brisa, incapable de porter ce sarcasme qui me semblait soudain insupportable.

— Tu veux savoir le bon côté de cette situation ? murmura-t-il.

J'hochai la tête, désespérée de me changer les idées.

— Au moins, tu connais la fragilité du mariage de tes parents. Moi, je ne l'ai découvert que le matin où mon père est parti. Tu n'as peut-être pas une famille ordinaire, mais au moins, tu n'as jamais été trompée par une illusion d'amour.

Je m'accrochais à son t-shirt noir, profitant de la chaleur réconfortante de ses bras.

— C'est vrai, avouai-je, mais finalement, j'aurais peut-être préféré vivre dans l'ignorance.

— Crois-moi, Anderson. L'ignorance est le pire des secrets de famille.

***

May

23 août 2022- Au-dessus de la Serbie.

Aujourd'hui.

May,

« Il est souvent plus difficile de transformer une amitié en une histoire d'amour durable que de bâtir une nouvelle relation depuis le début. J'y crois, May. Chaque jour, cette citation me hante comme un spectre invisible, assombrissant mes pensées et m'étreignant le cœur.

"Je me demande, sans fin, si notre amitié d'avant aurait changé quelque chose. Si nous n'avions pas été amis au lycée, si nous nous étions rencontrés sous d'autres circonstances, aurions-nous pu bâtir quelque chose de solide, de vrai, de sincère ? La question tourne en boucle dans mon esprit, un tourbillon incessant qui me plonge dans des abîmes de doute.

Et si nous nous étions mariés sans le lien d'amitié préalable ? Sans les souvenirs partagés, les rires complices, les secrets échangés dans les couloirs de l'école ? Aurions-nous été capables de construire quelque chose de profond et de durable, ou notre relation se serait-elle effondrée sous le poids des attentes non dites et des non-dits ?

Je me demande si j'aurais pu t'aimer pleinement si nous avions commencé sur une page blanche. Sans la familiarité troublante de notre passé, sans les réminiscences de nos années de jeunesse qui continuent à influencer chaque mot, chaque geste. Peut-être que le poids de notre histoire commune a trop alourdi le fil de notre relation, rendant chaque pas en avant plus difficile, plus incertain.

Je nage dans un océan sans réponse, un vaste vide qui me serre la poitrine et me prend à la gorge. Chaque question laissée sans réponse est un poids de plus, une ancre qui me tire vers le fond. L'étreinte de cette angoisse est implacable, serrant ma gorge encore et encore, m'étouffant lentement, me privant d'air, de clarté. Il me semble que chaque souffle est une lutte, chaque pensée une épreuve.

Il est parfois difficile de discerner la ligne entre ce qui aurait pu être et ce qui est, entre les rêves et la réalité. Ces interrogations incessantes me poussent dans une spirale de regrets et de peurs, où je me perds dans la profondeur de mes propres sentiments. Et au milieu de ce tumulte intérieur, je me demande si nous avons fait les bons choix ou si nous sommes condamnés à vivre dans l'ombre de ce que nous aurions pu être.

Alors, je reste là, flottant dans ce tourbillon de doute, l'esprit embrouillé, le cœur lourd, cherchant désespérément des réponses qui semblent aussi insaisissables que les vagues qui m'entourent."

Finalement, tous ces mots, je n'y crois pas.

Peut-être qu'au fond, nous avions trop en commun, trop de souvenirs, trop de nostalgie. Peut-être étions-nous simplement trop attachés à l'idée de ce que nous étions pour vraiment voir ce que nous pouvions être. Mais ce n'est pas parce que nous avons échoué que l'amitié était une erreur. Au contraire, c'est la preuve que l'amour nécessite plus que de simples sentiments partagés. Il demande du courage, de l'ouverture, et surtout, de l'acceptation que l'amitié et l'amour ne sont pas synonymes, mais qu'ils peuvent coexister, chacun apportant à l'autre quelque chose d'essentiel.

May, si nous n'avons pas réussi à transformer notre amitié en amour durable, ce n'est pas parce qu'ils sont incompatibles. C'est parce que nous n'avons pas su naviguer entre les deux. Et peut-être qu'il n'est pas trop tard pour apprendre.

Avec tout mon cœur,

Cole.

Je repliai la lettre avec soin et la posai sur le lavabo devant moi. L'idée de retourner à ma place me paraissait insurmontable. Depuis une semaine, ce sentiment m'accompagnait constamment. Une semaine que je l'évitais, fuyant son regard, ses mots, sa présence. Tout avait changé le jour où...

... je l'avais frappé.

C'était peut-être là ma plus grande erreur. Depuis cet instant, je n'osais plus lui faire face, m'enfermant dans ma honte et monopolisant les toilettes de l'avion depuis le décollage. Je pris ma tête entre mes mains, accablé. Dans une heure, nous atterrirons à Santorin. Trois jours là-bas. Et après? Que se passera-t-il? Est-ce qu'il m'en veut encore pour ce qui s'est passé? Ces questions tourmentent mon esprit, me rongent de l'intérieur. La honte est si profonde que je souhaiterais disparaître, me faire oublier, m'enterrer six pieds sous terre. Je crains de ne pas pouvoir me contrôler en sa présence, de laisser la colère, ce remède trompeur à ma tristesse, prendre le dessus à nouveau.

Même si, au fond, cette colère me consume peu à peu.

The Heart Has Its ReasonsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant