Ma vieille amie

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C'est une vieille amie. Elle me suit depuis des années. Elle a toujours été là, à mes côtés. Quand j'avais mal. Quand j'étais seul.
Quand j'avais envie de rire. Quand j'avais besoin d'oublier.
Pendant les fêtes ou pendant les jours ordinaires. Pendant les moments de joie ou pendant les moments de tristesse. Le jour et la nuit. À midi et à minuit. Elle ne m'a jamais laissé.

Ou plutôt c'est moi qui n'ai jamais osé la lâcher.

J'ai soixante-quatre ans, cinq enfants, neuf petits-enfants. Mes trois filles sont médecin et pharmaciennes. Mon fils le plus âgé est électricien, l'autre est infirmier. Ils ont réussi leur vie. J'ai réussi mon objectif: mes enfants ont pu construire leur empire.

Mais maintenant, qu'est-ce que je deviens ? Maintenant que j'ai travaillé toutes ces années, maintenant que je suis retraité ? Je devrais en profiter.
Au lieu de cela, j'ai mal.

J'ai mal aux genoux, ça me démoralise. J'ai mal au dos, cela m'achève. Je n'ai plus le courage de faire ce que j'aime, plus la force de m'occuper de mon jardin, plus l'envie d'élever mes dindes. Elle me paralyse, m'empêche d'avancer. Qu'est-ce que je vais devenir ?

Mais ma vieille amie est toujours là, depuis que je suis nubile et même avant. Elle me suit. Elle m'aide.
Elle me hante.

Le Bordeaux atténue la douleur, l'eau-de-vie la fait disparaître. Leur parfum capiteux me fait rêver, me fait planer. Je me sens mieux après, je peux vivre, je n'ai plus mal. Et je l'aime, je l'aime tellement. Je dois la garder. J'ai besoin d'elle, je ne peux pas la lâcher. Elle me fait vivre et elle me tue. Elle me suit. Sans elle, je n'ai pas la force. Avec elle, je n'ai pas la motivation.

Réunion de famille. Je ne profite plus. Je ne pense qu'à elle. Ma famille discute gaiement mais j'ai beau être présent, je ne suis pas là. Le regard détourné, l'attention occupée, je prends la bouteille, file à l'étage avec le champagne.

Je bois, je bois, je bois. Devant la télé, je ne fais que ça. Un flux d'idées noires me prend par le col, un torrent de mauvaises pensées m'inonde. Je ne peux plus nager à la surface.
Les cris de mes petits qui jouent me semblent lointains. Ils me voient, bouteille à la main. Mais comment pourraient-ils comprendre ce qu'il se passe ? Ils sont trop petits, trop jeunes, trop innocents.

La grande monte. La plus âgée, ma première petite-fille, la première fille de ma fille. Déjà si grande. Le poids des années m'accable. La vie est déjà derrière moi, du moins c'est ce que je crois.
Alors je bois. Je bois encore. Le champagne est vide. Mes petits-enfants ne sont plus là. La grande les a pris par la main, pour les éloigner, je crois. Il y a un moment déjà.
Pourquoi ?
C'est si mal que je boive ?
Je ne bois pas. Si ? C'est la fête.
Pourquoi ils s'en vont ? Pourquoi elle les emmène ?

Je suis pitoyable.

——

Aujourd'hui, devinez quoi, j'étais à la réunion du troisième âge. Le temps m'a frappé. Suis-je déjà si vieux ? Si âgé ?

J'ai retrouvé mes amis, mes camarades, un ancien collègue. Je suis à la retraite. Ils sont à la retraite. Nous voilà tous ensemble, vielles carcasses défraichies, à essayer de passer nos journées si ressemblantes, si longues, si monotones.

Je n'arrive plus à trouver cette étincelle qui m'a animé durant toutes ces années. Je m'ennuie à mourir. J'ai travaillé toute ma vie en espérant le repos. Maintenant que j'y suis, que puis-je espérer de plus ? Je deviens fou.

Les cartes s'abattent une à une sur le tapis de jeu. J'entends un "belote" juste à côté de moi. Si proche et pourtant si loin. Une énième bière vient rejoindre celles que je viens de boire, celles que j'ai déjà bues ce matin. Les jeux qui ont fait mon bonheur durant des années me paraissent fades à présent, englués dans les vapeurs de l'alcool. J'ai le regard vide et personne ne le voit.

Je les entends parler. "Alors, les études de ta fille ?", "Félicitation pour la naissance de ton petit-fils", "Je pars à Lourdes le mois prochain". Je réponds, je participe, sans même me souvenir l'avoir fait. Qu'est-ce que je raconte ? Je crois que j'ai trop bu.

——

J'ai fait quelque chose de stupide. Je suis parti. Mes enfants ont eu peur. Je ne sais pas ce que ma femme a pensé. Mes petits-enfants étaient terrifiés.
Ils ont eu peur de ne plus jamais pouvoir me voir. Ils ont eu peur que je mette fin à mes jours. Ils ont eu peur que je me suicide. Je l'ai vu dans leurs yeux quand ils m'ont retrouvé. Je ne vais plus bien du tout depuis quelque temps.
J'étais coincé dans le fossé.
J'ai roulé bourré.
J'ai voulu aller acheter de la bière, bourré.

Ils m'ont pris dans leurs bras et m'ont dit qu'ils allaient essayer de tout arranger. Ils ont essayé d'éloigner ma femme qui ne fait que tout me reprocher.
Je l'aime mais elle me rend folle.
Je n'en peux plus d'elle. Elle n'en peut plus de moi. On s'aime mais on se détruit.

——

— Lève-toi, ça suffit !!

Ma femme s'énerve. J'en suis déjà fatigué. Je sais comment ça va finir. Elle va me reprocher de ne rien faire, je vais lui reprocher de me brusquer. Elle va vouloir m'obliger à l'aider, je vais lui répondre à demi-mots que j'ai mal. Elle va s'énerver, on va se disputer.

Rien que d'y songer, j'ai déjà envie de l'oublier. Un peu de rhum ne serait pas de trop. Les yeux rivés sur l'écran de la télévision, je lui marmonne de se taire. On n'interrompt pas le prêtre. Je regarde la messe.

Mon répit est de courte durée, elle revient. Je crois que cette fois, je ne m'en tirerais pas juste en ignorant. Elle essaye de me faire culpabiliser. Je déteste quand elle fait ça. Elle va si mal, mais je ne le vois pas. Mon état l'inquiète, mais je ne le comprends pas. Elle s'énerve, elle crie. Si mes petits avaient été là, c'est avec eux qu'elle aurait parlé. Elle aurait dit que je me ruine à rester affalé sur le canapé. Elle aurait dit que dans cet état, je ne suis qu'un bon à rien.

Mais nous sommes seuls. C'est à moi qu'elle le dit. Je deviens fou. J'ai soif. Qu'est-ce qu'on fait encore ensemble ? Pourquoi on ne divorce pas ? Elle ne veut pas me laisser ? Je ne me résous pas à la lâcher ? Je n'en sais rien. Peut-être est-ce par habitude que nous restons ensemble ? Nous aimons-nous encore ?

Cette question me déchire. Aimè-je encore ma femme ? Celle avec qui j'ai passé plus de quarante ans de ma vie ? Ou est-ce que j'aime mille fois plus ma vielle amie ?

La sonnette de la porte me sauve. Mes petits-enfants sont là.
Je ne sais plus quoi faire.
Tout m'échappe.

——

C'est ma plus grande qui est là aujourd'hui. Elle est seule. Ma première petite-fille. Elle a laissé sa sœur à la maison.

A peine arrivée qu'elle me serre dans ses bras. Elle s'assoit, elle me parle, mais bien vite elle se détourne. Je la vois partir dans la cuisine. Est-ce ma faute ? Qu'est-ce que j'ai dit ? Est-ce que j'ai seulement répondu quand elle me parlait ?

Je ne sais plus.

Pourtant, elle est revenue. La fin de l'après-midi peut-être ? Une bonne odeur de gâteau envahie la maison. Quand est-elle apparue ?

Elle ressemble tellement à sa mère au même âge. L'espace d'un instant, je manque de me retrouver transporté il y a presque trente ans maintenant. Mais la réalité me ramène. Cette dur réalité que j'ai toujours cherchée à éviter. Elle me parle de ses études, les yeux brillants. Elle veut devenir médecin, réussir son bac. Déjà ? Déjà si grande ? Je repense à ma fille. Mais cette fois, je ne pourrais rien faire, je ne pourrais pas l'aider. Je ne peux que lui dire qu'elle y arrivera, qu'elle ne devra rien lâcher.

C'est pitoyable.
Je suis devenu inutile.

——

J'entends le bruit régulier du moniteur de l'hôpital.
Mes enfants ont été accablés par leurs problèmes.
Ils n'ont rien fait.
Je ne pouvais plus demander de l'aide. Je n'avais pas le courage d'en demander. J'avais trop de fierté.
Alors j'ai bu. J'ai bu encore plus. Je ne l'ai pas reconnu. Je n'avais pas de problème. J'ai bu.
Je me suis évanoui.

J'ai nié en me réveillant. Non je n'ai pas bu !! Je suis sobre, je ne comprends pas. Trois grammes vingt-cinq ? C'est faux !! Il y a une erreur.

Je ne suis pas si attaché à elle. Je ne la déteste pas, c'est vrai. Mais je n'en suis pas dépendant. Ils mentent. Je ne suis pas bourré. Ils mentent.

Mais c'est dans la voiture, avec mes filles, que j'ai compris.
C'est dans la voiture avec mes filles que j'ai réalisées.
C'est quand mon aînée m'a passé un savon à moi, son père, que j'ai accepté.

Je suis alcoolique.
Ma vieille amie la bouteille est le plus grand poison de ma vie.
J'ai regardé la vitre.
J'ai pleuré.

— Jacinthe, Marie-Lucie, il faut que vous m'aidiez.

Une vieille amieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant