Chapitre 1, partie 2

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Maître Dumas saisit un dossier de dessous son bureau et le posa devant moi, avec la fierté d'un écolier. Il avait, semblait-il tout préparé. Il devait trépigner à l'idée de me proposer de caner. Quel fumier. C'est donc ce type de morale qu'on acquiert sur les bancs de la fac ? Le gros dossier était une sorte de contrat. Celui-là était énorme, presque risible. À croire qu'ils avaient abattu une forêt entière juste pour me dire que j'allais crever proprement. D'ailleurs, en voyant la première page, je me suis dit que c'était un peu comme si j'étais devenu une putain de mascotte. "Article 1 : Éthique de la disparition." Foutaises. Une décharge de responsabilité qui fait passer les petites lignes des assurances pour un poème de Baudelaire. Et, ce logo. Ce nom de dieu de logo.

— Fuzzbang ? C'est une blague ?

Fuzzbang... Fuzzbang, c'était une boite bonne sous tout rapport n'est-ce pas ? Pour ceux du fond qui ne suivent pas où qui n'ont pas un chiard qui a déjà hurlé en plein milieu d'un carrouf pour une de ces saloperies fluo, sachez que Fuzzbang faisait des peluches d'animaux colorés au design psychédélique. Les mômes s'arrachaient ces peluches comme les brokers de wall street s'arrachent les paquets de farine. Il y en avait de toutes les formes et de toutes les couleurs. Je me suis toujours dit que c'était ce genre de trucs qui faisaient de nous des addicts. On démarre notre vie en nous proposant des machins à collectionner en forme de champignons hallucinogènes, pour nous blâmer quarante ans plus tard d'avoir une fichue cirrhose. La surconsommation, c'est tout un apprentissage.

— Oui, Fuzzbang co. a décidé de diversifier son économie. L'avantage, c'est qu'ils sont implantés un peu partout sur la planète. Cela dit, les prestations de ce type sont encore rares. T'imagines pas le boulot que c'est de simuler des morts. Un sacré chantier.

Maître Dumas avait raison, essayez de vous figurer l'effort que ça demande. Il faut simuler convenablement la mort, si possible soudoyer un légiste (c'est soudoyable un légiste ? Ça se dit, soudoyable ? Je chercherai, je vous dirai, c'est promis). Faut que tous mes comptes soient effacés comme une recherche Google douteuse en pleine nuit. Ils allaient devoir déployer toute une équipe pour maquiller l'affaire, comme un mauvais film policier. Et puis le nouveau départ. Nouvelle identité, nouvelle gueule peut-être. Pas question que je me retrouve avec un nom du style Bernard ou Gérard. Du coup, en théorie, c'est assez compliqué. En pratique, en ce qui me concerne, c'était surtout un coup de poker. Nous y reviendrons.


— Et comment suis-je censé payer la prestation si le but est de me « tuer » ?

— Tu ne payes pas. Tu te contentes de te rendre à une adresse lorsque l'on te le dira. C'est en plein Paris. Fuzzbang se rémunèrera en trouvant divers moyens légaux de passer devant tout le monde lors de la dévolution successorale. Aussi, ils vont vendre les actions de tes boites. T'en fais pas pour eux.

— Je m'en fais pas pour eux, je te rassure.

Maître Dumas, celui que j'appelle aujourd'hui dans ma tête « le petit fond de bidet qui me l'a collée jusqu'au trognon » (promis, on reviendra aussi là dessus) sortit un autre document avec un rictus encore plus infâme que le précédent.


— Et maintenant, on peut passer aux choses rigolotes.


— Je t'en prie, fais moi rêver...


— J'ai eu Fuzzbang au téléphone tout à l'heure pour préparer notre rendez-vous ! On va pouvoir sélectionner ta mort. C'est quand même sympa non ?


Un fumier, je vous dis.

J'ai mis du temps à rentrer chez moi ce soir-là. J'étais pas d'humeur à dire adieu à mon frigo vide. Ne riez pas, c'est un frigo trois portes très imposant, et très cher aussi. Un salaire de cadre rien que pour l'acheminer dans mon loft. Il était tellement gros que mon psy a fait une séance complète sur ce foutu frigo. J'étais pas non plus d'humeur à simplement réaliser le trajet retour. C'est idiot hein ? Accrochez-vous à vos trajets retour. C'est là que votre esprit pense à autre chose qu'à vos affaires. Quand ça s'arrête aussi brusquement qu'un biplan qui se plante dans la baltique, ça fait drôle et ça vous donne une envie de faire un excès de vitesse sur une nationale. Et puis je me disais que, peut-être que j'allais enfin découvrir à quoi ressemble une vraie déconnexion. Pas celle où tu oublies de répondre à tes mails, mais celle où tu te fais oublier par la planète entière. Sauf que la planète s'en fout. Elle tourne avec ou sans toi. Alors, pourquoi je devrais m'en soucier ? Une nouvelle vie, qu'ils disent. J'ai même pas terminé la première et voilà qu'ils veulent me proposer un redémarrage. C'est comme passer à la caisse avec un panier rempli de regrets, et le caissier te demande si tu veux la carte de fidélité. Bah non, mec, j'suis bon pour aujourd'hui. J'avais pas envie de faire quelque chose ni de ne rien faire, j'ai donc décider d'attendre. Attendre, c'est comme ça que j'appelle se caler des godets dans le foie.

Il était chouette ce bar. Je ne me rappelle plus de son nom. Je ne me rappelle plus de grand-chose en fait, c'est le principe d'une biture, me direz-vous. Mais je me rappelle que le barman me regardait comme s'il avait déjà vu passer cent types comme moi aujourd'hui. Des gars fatigués de leur propre existence, mais trop têtus pour l'admettre. Je lui ai commandé un truc fort, un truc qui ferait passer l'odeur du désespoir. Ce foutu sirop d'Écosse, il m'a volé comme un pickpocket à la sortie d'un concert. Trois fois le prix, et il me l'a servi avec un sourire, en plus. Faut croire qu'on reconnaît les désespérés à l'odeur. Toujours est-il que mon foie a encaissé comme un champion. Ma tête un peu moins. Quand je suis enfin rentré chez moi, j'étais tout aussi morose mais titubant. Le sol tanguait comme un navire perdu au cap de bonne espérance, et les murs avaient une couleur de défaite. Puis mon téléphone a sonné. Je suis pas du genre à le mettre en silencieux. Le confort auditif de mon prochain, je m'en tamponne comme de l'an quarante.

— Ouais p'pa ?

Ouais. Le whisky est parfois mon ennemi.

— Tiens, François-Xavier. Tu as encore trop bu. Tu sais que tu appelles ton avocat, là ?

— J'ai dit Dumas.

— Disons cela.

— Exactement, disons cela.

— As-tu fait ton choix ?

— On va partir sur l'accident d'hélicoptère.

S'enfuir n'est pas mourirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant