Chapitre 1, partie 4

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Je ne sais pas pourquoi je m'évertuais à acheter un pack de yaourts à l'ananas quand je faisais mes courses. C'est parfaitement dégueulasse. En plus j'achetais les premier prix, ceux qui ont l'acidité acre d'une boite en carton imbibée de pisse. En fait, si, je sais pourquoi j'achetais ces ignominies. C'était ceux que bouffaient mon ex-femme Suzanne au petit déjeuner. Depuis qu'elle s'était barrée, j'en prenais un pack de douze toutes les semaines, j'attendais que ça périme, et je les balançais. C'était mon rituel d'expiation. Parfois je faisais venir une nana pour la soirée. Si le matin, elle prenait une de ces horreurs, je savais qu'il fallait que je la foute dehors. Ces yaourts m'ont économisé le prix d'un T5 meublé Parisien en honoraires de thérapie de couple. Succès garanti.

C'était mon dernier panier de courses de ma première vie, s'agissait de faire les choses bien. Fallait que je prenne un pack de yaourt ananas pour finir en beauté. J'ai réfléchi, et Suzanne et moi ça aurait pas pu marcher de toute manière. Crier Suzanne au pieu c'est juste pas possible. Essayez pour voir, la prochaine fois que vous grimpez sur la gueuse. Ça vous plombe l'envie plus rapidement qu'un contrôle d'identité sur la ligne Paris-Marseille dans le train de six heures. Une fois je lui ai demandé de m'insulter dans une langue rare. Elle m'a sorti un truc du genre : « באַרען מיין ממזר טאָכעס, באַרען מיר און רופן מיר מאָם ». J'étais pas prêt. Mon psy non plus d'ailleurs. 

Elle aimait pas mes magouilles, et le fait que mon avocat s'incruste pour dîner tous les quatre jours. Elle aimait pas le godet de rhum du soir. Elle aimait pas la clope dans la salle de bain. Elle aimait pas la ligne de coke dans le café gourmand. Elle aimait pas le yacht prêté par un type sur les journaux. Elle aimait pas que je l'appelle Stéphanie. Les incompatibilités d'humeur, ça se calcule pas à l'avance. Naturellement, on s'est quittés. C'était mutuel. Enfin, c'est ce que je raconte à tout le monde. En vérité, c'est elle qui s'est barrée, je ne vois même pas pourquoi je m'embête à te mentir. Quand on te dit que c'est "mutuel", c'est juste un code universel pour "je me suis fait larguer comme un con". C'est du langage d'homme, ça. On a tous la même traduction automatique dans la tête, ça évite de devoir envoyer notre ego chez le garagiste toutes les semaines.

Pensant à tout cela, je ne me suis même pas vu faire les courses. J'avais pas besoin de bourrer le caddie, mais sur la fin, c'est limite s'il pouvait encore rouler. C'était ça de moins pour Fuzzbang me direz-vous.

J'ai pris :

1 pack de yaourts à l'ananas (12 pots)

2 barquettes de carottes râpées

6 rouleaux de papier toilette triple épaisseur

1 camembert

2 bouteilles de Château Migraine

1 pot de mayonnaise1 boîte de cornichons XXL spécial compensation

1 poulet rôti date courte

1 pot de Nutella familial

1 paquet de chips goût barbecue

1 paquet de chewing-gum menthe

1 boîte de sardines saveur catastrophe naturelle

2 sachets de lentilles

1 paquet de mouchoirs parfum lavande

1 sac de pommes de terre, format famine médiévale

1 saucisson aux olives sans olive

1 pot de crème glacée format chialeuse

5 foies gras 

2 Sachets de muesli protéiné

La caissière a passé tous les articles sans me juger. C'est bien ça, chez Carrouf, les caissières, elles jugent jamais. Pas comme mon psy qui me décortiquait la cervelle à chaque séance pour y trouver des raisons à mes emmerdes, ni comme mon paternel qui m'avait déjà rangé dans une case étant mouflet. Et on parle même pas de Suzanne, qui, elle, jugeait tout : ma manière de respirer, mes goûts musicaux et même mes sorties au resto avec la mafia japonaise. Sans oublier ma voisine, l'édredon ambulant farci à la merde, qui me jugeait chaque matin juste parce que j'ai la mauvaise idée de passer devant sa porte. 

Non, ici, rien de tout ça. Carrouf, c'est la neutralité absolue. Je me dis que j'aurais dû faire ma thérapie dans les rayons, entre le papier toilette et les surgelés. Ça aurait coûté moins cher. La caissière, elle, elle passait mes articles avec la dextérité d'un moine bouddhiste sous Valium. Elle a scanné mes chips, mes yaourts périmés d'avance, et mes bouteilles, sans un mot, sans une once d'émotion. Moi, pendant ce temps, mes pensées dérapaient dans tous les sens. Comme toujours. Je commençais à l'imaginer dans des positions géométrico-burlesques, essentiellement à poil en fait. J'étais à deux doigts de lui demander ce qu'elle faisait ce soir, quand je l'ai vu reluquer mes yaourts à l'ananas avec un air... d'envie ? Ou alors c'est moi qu'ai déliré. Valait mieux pas tenter le coup.

Elle continuait, imperturbable. Bip. Yaourt. Bip. Chips. Bip. Ma vie qui défile comme une addition. Bip. Mon mariage raté. Bip. Mon cholestérol. Bip. Mon enfance moisie. Bip. Mes projets qui n'ont jamais vu le jour, un peu comme cette bouteille de rhum que j'avais gardée pour « une grande occasion » et que j'ai sifflé un mardi soir, seul, devant un documentaire sur les pingouins.

Je suis rentré complètement épuisé. Le loft était plus silencieux que jamais. J'ai vissé mon derche sur le canapé en cuir blanc juché au milieu de mon salon. Faire à manger ? Sérieusement ? Rien que l'idée de bouger un muscle me filait des crampes de flemme. C'est crevant de crever. Tout ce boucan dans ma tête, et en plus, tout allait finir à la benne. Mes dernières courses, mes dernières provisions, destinées à mourir comme moi, mais sans la poésie d'un crash d'hélico. J'aurais pu en faire profiter l'autre dégoulinure de gerbe qu'était ma voisine, mais rien que d'imaginer sa face de hamster en train de se baffrer sur mes restes, ça m'a filé un haut-le-cœur. Non, autant que tout crève en paix dans mon frigo. Puis, on sonna à ma porte.

De l'autre côté m'attendait un miracle de la modernité : un livreur. Mais pas n'importe quel livreur. Le type le plus désirable, sexy et merveilleux que le genre humain puisse connaître quand t'as la flemme d'exister : un livreur de pizza. Un ange en casquette avec un carton de pizza comme offrande. J'ai failli verser une larme. Problème : j'avais rien commandé. Rien. Je l'ai regardé comme un hibou perplexe, mais lui, impassible, ne broncha pas. Pas un mot. Il me fila la pizza avec la grâce d'un chat qui ramène un rat crevé à son maître, comme si c'était un rituel qu'on comprenait tous les deux sans avoir à parler.

Bon, je l'ai prise, hein, faut pas déconner. Qui dit non à une pizza surprise ? Je l'ai saisie sans poser de question, comme si c'était le destin qui avait décidé de me nourrir. Peut-être un signe divin. Et puis j'ai refermé la porte. Mais là, deux trucs m'ont fait revenir sur terre, ou plutôt m'ont fait flipper : d'abord, la pizza était vachement lourde. Genre, pas la petite Margherita d'étudiant fauché. Plutôt un truc qui pourrait te casser la table basse si tu la lâches. Ensuite, le zigue, il est resté planté là, à me fixer comme s'il attendait que je récite la messe en latin ou que je m'agenouille pour lui rendre grâce. Pas un sourire, pas un merci, rien. J'ai senti une bouffée de panique monter, imaginant qu'un dingue m'avait fait livrer une bombe ou un truc du genre, avant que mes neurones se remettent en place et que je me rappelle de la magouille.

S'enfuir n'est pas mourirOù les histoires vivent. Découvrez maintenant