Le Mariage de Figaro, Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, 1784

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Je trouve en définitive – je parle comme critique objectif – que c'est une assez mauvaise pièce que Le Mariage de Figaro, sans pourtant la distinguer comme très mauvaise. Les motifs y sont toujours invraisemblables et caricaturaux, les personnages virevoltent en purs rôles et se substituent selon une psychologie uniquement plaisante – le comte est un symbole d'abuseur systématiquement impotent qui veut à n'importe quel prix séduire une Suzanne peu attrayante, la comtesse qui le sait et semble raisonnable le pardonne de toutes les manières, Figaro n'est pas aussi astucieux ou adroit qu'un Scapin... – , tout ce monde enfiévré et aveugle, remué par ficelles comme des pantins, frétille excessivement pour un plaisir de nature vraiment bourgeoise sans offrir au spectateur ou au lecteur de respirer ou de penser, tous semblent même courir après Molière et annoncer le vaudeville sans sa mécanique rigoureuse, les quiproquos sont évidents pour un cadre si réel, les coups de théâtre sont mille fois connus – la prétendante qui devient la mère ! les retournements dus aux masques ! –, Feydeau est plus astucieux et mieux construit (lire Le Dindon), l'intrigue transpire le maniérisme du siècle des belles robes et des préciosités, on y discerne un euphuisme caractéristique, des répliques intercalées la rallongent sans cesse inutilement comme pour affecter des hoquets de pâmoison, de sorte que c'est sur une poignée de répliques mémorables certes bien écrites – le monologue de Figaro, le « pâté » au contrat –, qu'on a vanté la pièce, surestimé ses interprétations et établi sa renommée indue, probablement parce qu'elle s'accorde à l'imagerie et aux symboles d'un temps moral spécifique, parce qu'elle s'inscrit en particulier dans le cadre de préjugés positifs qu'on aime se figurer sur la Révolution française, événement qui suscite la fierté des Français, dont ils se dégoûtèrent en un délai fort court et qu'aucun depuis ne voulut ni ne veut reproduire ! Ce Beaumarchais, en tant que « pièce de la Révolution », on n'a pas voulu contredire son génie, malgré le peu de témoignage qu'on y trouve : ce fut tout de suite, de son vivant, une « œuvre pour la postérité » au même titre qu'on le souhaita pour la plupart des livres caractérisant une époque et offrant un jalon facilement identifiable dans la littérature et les mentalités, que ce soit Les Essais, Le Cid, Le Capital ou Mein Kampf. C'est toujours un esprit de simplification, de simplisme même, de catégorisme, qui, confortant ce qu'on croit savoir de l'évolution des œuvres et qui tient surtout de la puérilité, constitue les gloires et forge la postérité, principalement parce qu'elles donnent à valoriser le peuple qui s'en contente et parce qu'elles clarifient en la réduisant la complexité philologique qui humilie les sociétés de lecteurs. Autrement dit, on forme des textes-patrimoines, y compris sans les lire (et en majorité sans les avoirs lus), parce qu'ils soutiennent les repères très faciles et communs qu'on espère s'attribuer pour se donner de l'expertise : c'est pour cela qu'on tolère mal leur remise en cause. Et quand on dit que Le Mariage de Figaro est assurément une pièce de qualité, en général on ne juge pas l'œuvre du point de vue critique, en général on n'en garde même aucun souvenir hormis l'enthousiasme du professeur, en général on n'y prête aucun avis particulier, mais on se crispe sur ses acquis, on ne veut perdre cette référence, et l'on s'inquiète de ce que ferait sa contradiction sur notre faculté à mesurer, sur notre discernement, car on y égarerait incontestablement de la tranquillité avec beaucoup d'autres repères de la sorte.

Toutes les bornes blanches ainsi marquées de la littérature nationale et mondiale sont inconsidérées et à réinstruire. On n'a fait jusqu'alors que les perpétuer parce qu'on a d'emblée tenu à les justifier, pour soi, pour ne pas se sentir égaré, pour conserver les jalons identifiables du bon goût. On ne les a pas examinés impartialement, en philologue compétent et serré, on les a toujours estimées d'un regard gagné et corrompu.

(Et je l'ai souvent avancé : il n'y a peut-être pas une des œuvres unanimement vantées qui soit de grande valeur.)

Quant à cette pièce, son espèce de folie frénétique, sa multiplication de ressorts toujours arrangés par des impossibilités pratiques, son effervescence et son instabilité qui se réduisent à l'évanescence et à l'étourderie, constituent son biais principal par lequel n'importe quelle pièce devient facile à écrire : il suffit que, d'une scène à l'autre, le dramaturge enchaîne et conclue un problème arbitraire, pour lequel le lecteur n'a pas le commencement d'un intérêt personnel, par un procédé de la fuite ou du déguisement, par une variété d'échappatoire ou d'invraisemblance, et qu'il adjoigne aussitôt une nouvelle épine aussi peu plausible et destiné au même traitement : le tour est joué, on écrit du théâtre en séries. C'est une machine qu'on renouvellerait à l'infini sans beaucoup d'esprit, mondaine et courtisane, au fond obséquieuse et complaisante, qui n'est agréable qu'en superficie, ce qui suffit à la plupart, notamment parce qu'on se laisse griser par le vertige de danses insensées auxquelles on ne réfléchit plus et dont les mobiles finissent par échapper, parce qu'alors on abandonne ses critères et qu'on abdique le jugement critique, parce qu'on est comme pressé d'arriver au bout d'une manière ou d'une autre, parce que rien n'a plus d'importance rationnelle – car enfin, s'est-on attaché à Figaro dans cette pièce jusqu'à craindre que son épouse le trompât ? Non pas, et comme Suzanne n'en manifeste guère d'embarras non plus, tout ceci paraît glisser dans une dimension qui ne nous concerne pas, et l'on suit comme depuis un rêve distrayant cette somme de rencontres agitées sans s'y sentir inclus.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant