Chapitre 8: Les fragments d'une adolescence

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Je glisse à nouveau dans les plis du temps, mais cette fois-ci, il m’échappe de façon plus perceptible. L’horloge, suspendue au-dessus du tableau dans cette salle de classe vieillissante, fait un étrange mouvement de recul. Les aiguilles, au lieu de suivre leur chemin naturel vers l’avenir, reviennent sur elles-mêmes. Les secondes se perdent, les minutes effacent leur passage, et les heures s’éloignent, comme si le monde reculait avec elles. Je sens que tout autour de moi s’inverse, mais de manière subtile, presque imperceptible pour ceux qui vivent encore. Pour moi, âme flottante dans ce flux mystérieux, c’est une danse étrange où les nuits viennent avant les jours, où les étoiles s’allument avant que le soleil ne décline. Et je regarde. Je reviens.

Me voilà, seize ans, pleine de questions et d’illusions. Je me trouve encore assise sur cette chaise grinçante de la salle de classe du lycée, l’uniforme bien repassé, le regard ailleurs. Il est étrange de revoir cette version de moi-même, aussi réelle que les murs de cette pièce délavée, mais pourtant si loin de ce que je suis devenue. Raïssa, encore naïve, emportée par des préoccupations qui me paraissent désormais futiles, mais qui, à l’époque, représentaient le monde entier.

Le professeur parle, sa voix monotone résonne dans la pièce. Je me souviens ne prêter qu’une attention distraite à ses leçons sur les courants littéraires africains, l’esprit envolé bien loin de ces murs. À ma droite, Ines, ma meilleure amie, est dans un état semblable. Elle aussi est là, physiquement, mais son esprit vagabonde ailleurs, probablement vers Maël, ce garçon dont elle me parlera sous peu. Mais, pour l’instant, nous sommes là, spectatrices involontaires de notre propre jeunesse. Pourtant, quelque chose d’étrange se produit. Les secondes reculent. Le professeur commence à effacer des mots qu’il n’a pas encore écrits, les pages de nos cahiers, à rebours, se vident lentement de leur encre.

À mesure que les minutes s’effacent, je me retrouve dans une autre scène, un autre moment. Ma chambre, ma mère. Elle est là, forte et inflexible, me parlant de mon avenir avec une conviction inébranlable. Chaque mot qu’elle prononce revient en arrière dans ma mémoire, jusqu’à devenir de simples murmures indistincts. Elle me raconte la réussite qu’elle voit pour moi, la fierté qu’elle attend de moi. Je sais que derrière ces mots se cachent ses propres rêves, ceux qu’elle n’a pas pu réaliser et qu’elle projette sur moi avec tout l’amour et la dureté d’une mère qui veut ce qu’il y a de mieux pour son enfant.

Je la regarde, son visage sérieux, ses yeux scrutant mes résultats scolaires que je lui ai apportés avec une légère appréhension. Et là, un sourire se dessine à la fois sur ses lèvres et sur les miennes : un moment étrange où elle s’enthousiasme pour une note d’excellence… qui, l’instant d’après, régresse d’un point, puis de deux, jusqu’à revenir à zéro. Le papier vierge sur ses genoux, elle ne dit plus rien, me regardant avec une expression perplexe qui, si je n’étais pas une âme déjà détachée de ce monde, m’aurait fait éclater de rire.

Là encore, le temps m’échappe, me ramenant en arrière, vers cet après-midi où Ines et moi avons pris refuge sous le grand manguier. C’était notre lieu sacré, un arbre qui semblait aussi vieux que le temps lui-même, mais dont les racines se nourrissaient de nos secrets. L’arbre semblait comprendre notre besoin de silence, d’intimité, nous enveloppant de ses branches protectrices. À cet âge, nos préoccupations étaient simples, presque enfantines, mais elles avaient alors le poids du monde. Ce jour-là, Ines, nerveuse, trahissait une agitation qu’elle avait du mal à dissimuler.

« Tu me caches quelque chose », lui avais-je lancé, avec un sourire en coin, curieuse de ce secret qu’elle semblait protéger si ardemment.

Ines avait détourné les yeux, mordillant sa lèvre inférieure comme elle le faisait toujours lorsqu’elle était sur le point de se confier. Et enfin, elle l’avait lâché, comme on lâche une bombe : « Je crois que je suis amoureuse de Maël. » Maël, ce garçon que toutes les filles regardaient d’un œil admiratif et dont les sourires faisaient battre les cœurs un peu trop vite. À ce moment précis, mon propre cœur s’était serré, mais je m’étais empressée de sourire, tentant de cacher une pointe de jalousie. Après tout, Maël était beau, mystérieux, et ses cheveux bouclés semblaient danser avec le vent.

« Eh bien, ça ne m’étonne pas », avais-je répliqué, feignant une indifférence que je ne ressentais pas du tout.

Nous avions alors éclaté de rire, un de ces fous rires incontrôlables que seuls les adolescents connaissent. Ines s'était redressée et, d'une voix plus assurée, avait commencé à me parler de toutes les petites choses qu’elle avait remarquées chez lui. Comment il jouait avec son stylo lorsqu’il était concentré, ou comment son rire résonnait comme une douce mélodie dans les couloirs du lycée. Ces détails, bien qu’anodins, étaient les trésors de son cœur adolescent.

Alors que ces souvenirs se déroulent, je remarque à quel point la régression du temps affecte tout. Les fruits du manguier, que nous avions souvent ramassés pour grignoter, redeviennent verts, puis disparaissent. Le sol sous nos pieds, autrefois couvert de feuilles sèches, se pare de verdure fraîche. Le vent chaud de l’après-midi devient plus frais, et le soleil, au lieu de se coucher, remonte dans le ciel, ramenant une lumière dorée sur nos visages.

Ines et moi, toujours sous l’arbre, échangeons des confidences sur Maël, mais les mots que nous avons prononcés reviennent sur nos lèvres, comme s’ils cherchaient à se taire. C’est comme si le secret même d’Ines s’effaçait de notre mémoire, et pourtant, je me rappelle encore du poids qu’il avait sur notre amitié.

Dans cette régression, il y a une douce ironie. Les souvenirs, si vivants à l’époque, perdent de leur intensité à mesure que le temps les emporte en arrière. Et pourtant, ils restent, comme des échos lointains, des fragments de ce que nous étions.

Alors que je continue à flotter dans ces souvenirs, je me rends compte de l’étrangeté de cette régression. À chaque pas en arrière, je reviens à cette version de moi-même que j’avais presque oubliée. Raïssa, seize ans, pleine de rêves, de doutes, d’espoirs et de craintes. Chaque instant est marqué par cette jeunesse insouciante, mais le recul du temps lui donne un caractère presque comique. Les grandes préoccupations de l’époque semblent aujourd’hui si légères, si insignifiantes, et pourtant, elles ont façonné la personne que je suis devenue.

Je regarde l’horloge, ses aiguilles continuent de régresser, effaçant chaque seconde, chaque minute. Mais les souvenirs, eux, persistent. Ils restent gravés, non dans la matière, mais dans l’âme. Mon âme, qui observe, qui se souvient, qui rit et qui pleure en silence.

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