Se faire désigner de « carte » n'était pas très flatteur mais le regard que la vieille femme et son compagnon leur adressa l'était encore moins. C'était le genre de regard qu'on destinait à quelque chose qui aurait dû être prometteur mais qui ne faisait que décevoir. L'atmosphère était électrifiante, faisant vibrer chaque fibre de son être, anticipant que la suite de la discussion allait changer le cours de leur voyage.
-Ils mourront avant d'avoir passé les portes des montagnes, dit l'homme à la thobe noire, ils ressemblent à des animaux apeurés.
Elle haussa les sourcils. Avait-il seulement regardé Kamra ? Ce n'était pas un animal apeuré mais un prédateur, galvanisé par l'odeur de la peur et du sang, traquant sa proie jusqu'à l'épuiser et la cueillir juste avant qu'elle ne s'effondre d'épuisement. Zayn et Qadir étaient des fauves qui étaient bien trop occupés à se battre entre eux pour constituer une menace mais, s'ils tournaient le regard vers les autres, ceux-ci y verraient un danger. Quant à elle...elle n'était pas apeurée. Elle avait beau avoir l'apparence d'une proie, son esprit était définitivement celui d'un Al-Jawad. Elle ne constituait pas une menace physique, elle en avait cruellement conscience mais, dotée de plantes et de matériel adéquat, elle était trois fois plus dangereuse que les autres. Son art était subtil, requerrait de ses adeptes patience et connaissances, deux vertus qu'elle avait gravées en elle.
L'homme se trompait.
-J'ai promis de vous trouver des personnes capables de porter votre voix jusqu'aux Khadymm, dit Othmane en ignorant royalement le vieil homme. J'ai consacré ma vie à l'étude de cette espèce, je connais ses us et coutumes. Vous souhaitez négocier avec les Khadymm pour lancer un assaut contre les soldats de Versylvre ? Ces jeunes sont votre chance d'y arriver, Ghalia !
La dénommée Ghalia tourna un regard aiguisé vers eux. Ses yeux couleur émeraude étaient recouverts par un léger voile blanc opaque autour de la pupille et Bala y reconnut la marque de la cataracte. L'opacification du cristallin était une tare humaine courante, qui se provoquait par le vieillissement d'une personne. En Hassadie, la cataracte avait revêtu un nom poétique, hérité des arabes du Premier Monde et se prenait vie sous le nom de « déluge d'eau ». Bala se souvenait des livres de médecine qui étaient dispersés un peu partout dans le palais de sa famille, en Saria. Elle savait que ses ancêtres, pour retirer le voile opaque, utilisaient une aiguille creuse, destinée à retirer les morceaux du cristallin qui étaient voilés. Un processus qui avait évolué depuis le temps mais qui montrait la préoccupation de sa famille à répondre aux besoins médicaux de la population, aussi minime soit la condition.
Alors que Ghalia s'approchait d'eux, elle détailla ses yeux. Pour opérer la vieille femme, il faudrait un endroit éclairé, une pièce contenant la lumière du jour si possible. Sans matériel adéquat et sans technologie, il faudrait faire une incision périphérique pour limiter le risque d'infections et de complications. Elle pouvait procéder à une anesthésie locale mais il lui faudrait pour cela de quoi faire une rétrobulbaire ou, à défaut, une péribulbaire.
-Arrête de la regarder comme un rat de laboratoire, lui chuchota soudainement Qadir en ponctuant sa phrase d'un léger coup de coude sur son bras.
-N'importe quoi, je regardais juste ses yeux !
-Ses yeux ? Qu'est-ce qu'ils ont ses yeux ?
Elle se contenta de lui faire une grimace, pour se venger de son coup avant de lui expliquer mais son regard était de nouveau tourné vers Ghalia et, si elle n'avait pas relevé la tête, elle aurait pu signer dans le vent, ses mots se perdant dans le vide, sans yeux pour les lire. Son mode de communication n'était pas celui des autres. Elle avait depuis longtemps perdu la capacité à s'exprimer par la voix. Si ses compagnons ne lui adressaient aucun regard, elle était condamnée à ne pas s'exprimer. Alors, elle rendit le coup de coude à Qadir, le forçant à baisser les yeux sur elle, et lui signa furieusement de ne plus l'interrompre quand elle lui parlait. Penaud, le jeune homme s'excusa profusément, attirant l'attention sur eux.
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Les Héritiers de l'Hassadie : Le Chant des Khadymm (Premier Jet)
FantasíaEn 1485 alors que la Reconquista déchire l'Espagne, des dizaines de caravanes disparaissent mystérieusement pour être transportées dans un monde doté de magie : LantArda. Des siècles plus tard, les descendants de ces humains règnent en maître sur l...