Souffrir ou Mourir

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Sur la vieille route normande sur laquelle j'avançais plus tôt péniblement, je vois les autres automobilistes me narguer dans leurs voitures, circulant sans mal, tandis que, moi, j'étais encore coincée à cette station-essence, confrontée à mon manque d'argent pour pouvoir me payer quelques pauvres litres de gasoil. Avant, cela devait faire quarante kilomètres et bien plus d'heures que je poussais ma voiture sur la route alors que personne ne venait m'aider, pas même les dépanneuses que je voyais défiler en farandole devant mes yeux, faisant mine d'ignorer ma détresse. Tout le monde passait devant moi et les seuls regards que j'attirais étaient loin d'être compatissants mais semblaient tant de pics sardoniques qui se plantaient dans mon moral qui me faisait lui-même morte chair. Lorsque je fût arrivée à la station-essence, personne ne semblait rien qu'un brin plus aimable, j'avais fini par être abandonnée par tous les voyageurs qui se posaient pour avaler quelques gorgées de café ou bouts de sandwichs à la qualité douteuse mais pour laquelle j'aurai tuée. Je n'ai pas dû manger depuis au moins deux jours, perdant inexorablement mon énergie à pousser cette bagnole ou à récupérer mon énergie sur le béton tantôt brûlant tantôt détrempé, la météo se faisant changeante et d'une grande imprévisibilité. Mes pieds me faisaient souffrir le martyr, je retirais donc alors mes chaussures puis mes chaussettes avec une maladresse qui me coûtait une douleur d'autant plus aiguë. J'avais des cloques partout sur mes pieds, de mes orteils jusqu'à la limite de ma cheville, formant un ensemble monstrueux qui, lorsque je le frôlais de mes doigts osseux, me coûtait un mal vif et passager, telle une aiguille qui arriverait dans ma peau pour se retirer presque instantanément. Les voitures continuaient à défiler sur la route avec une constance à me filer la migraine, le soleil attaquant de ses rayons chauds mes tempes n'aidait en rien à mon bien-être tant physique que mental. J'avais la sensation que j'allais avoir un malaise d'une seconde à une autre. Mais, à la manière d'une décharge électrique, je me relevais, il fallait absolument que j'atteigne Rouen avant le soir, pour me recueillir auprès de ma défunte mère. Je ne savais même plus si l'enterrement était passé, en cours ou futur tant le temps n'existait plus dans mon esprit. Il se pourrait qu'elle soit incinérée depuis dix jours ou dix semaines, il relevait pour moi de l'impossible de le savoir mais je n'avais pas le choix, je m'accrochais à ma quête comme le mourant à la main de son petit-fils ; il fallait que je vois grandir mes objectifs. Mais, contrairement à l'agonisant, ce n'était pas par instinct qu'il fallait que je survive mais bien car j'étais conditionné pour la survie, comme me l'a répété mon psychiatre après mes overdoses de Doliprane ; il faut vivre, c'est comme ça. Les évidences incompréhensibles comme cela, mon existence en fût jonchée, tout comme la vôtre, imaginais-je, comme lorsque, petite fille, ma mère me contait de merveilleux récits d'amour en me disant qu'il faudrait qu'un jour, moi aussi, je trouve ce prince charmant, que c'est comme ça. Mais, aucun valeureux chevalier, même le plus aimant ne serait venu m'aider dans mon périple qui m'écartait momentanément de mon inéluctable décès prématuré. Souffrir ou mourir, c'était un peu mon mantra. Il fallait que je trouve de l'essence dans ma souffrance et je savais pertinemment que je ne l'aurai pas en continuant sempiternellement de pousser mon vieux véhicule. Par la fenêtre ouverte de ma voiture, je pris la bouteille d'eau vide qui traînait sur le siège et la plaça sous mon pied gauche que je levais malhabilement. J'éclatais alors avec mes longs ongles vernis de rouge les cloques pour en faire sortir le pus qui coulait alors par de jaunâtres goutelettes dans ma bouteille. Les aiguilles qui se plantaient dans mes pieds au contact de mes doigts étaient maintenant des pics cinq fois plus gros, me faisant pousser des gémissements de supplices. Et, chaque fois que le pus sortait d'un nouveau point, c'était une lente agonie qui me fit à chaque fois brièvement penser que mourir était mieux que souffrir, mais j'essayais de ne pas y penser, même si je craquais toujours de plus belle. Lorsque j'eus fini, je posais ma jambe gauche sur le sol et la douleur revenait instantanément au contact de ma peau avec le béton. Je pris alors faiblement mon pied dans mes mains et répétait l'opération entamée avec l'autre côté, la bouteille se remplissait doucement mais sûrement. Alors qu'il ne restait que quelques millilitres de pus, je voulu arrêter mais, avec un sarcasme qui m'étonna moi-même, je me dis que je n'étais pas à ça près. C'est alors que je finis enfin et laissais tomber brusquement mon pied, oubliant la douleur que ce geste allait obligatoirement me procurer et elle fût incommensurable. Mais, je n'avais pas le temps pour les jérémiades, je devais arriver à Rouen au plus vite, je pris alors la bouteille que je me mis à verser dans le réservoir à essence de la voiture. Je poussais un soupir de soulagement et alluma l'auto avec mes clés avant d'entrer pour bel et bien me rendre compte qu'elle fonctionnait. Je démarrais alors et sortis de la station-essence et j'allais désormais enfin devenir celle qui se moquait des âmes bloquées sur la route, pensais-je avec un sardonisme qui ne m'interpella même pas tant ma joie d'être sortie de cette mélasse visqueuse étais immense. J'accélérais de plus en plus, dépassant chaque véhicule qui était sur ma route tandis que ma radio soufflait les tubes de Dalida dans un élan qui ne fit que participer à mon euphorie douleureuse où appuyer sur l'accélérateur semblait m'attacher des bouts de chair à chaque scène. C'est alors qu'une voiture me klaxonna, je regardais alors le rétroviseur une demi-seconde, peut-être moins, mais cela semblait assez pour que je percute un trente-trois tonnes polonais qui fit fausse route et moi avec. Sa cargaison, des matriochkas par centaines s'écrasa de plein fouet sur mon pare-brise qui, déjà salement amoché par le choc, se brisa, je perdis alors encore plus le contrôle, noyé sous les poupées russes qui se faisaient désormais légion sur mon corps rachitique. Mon cou se brisa presque automatiquement et fût ma dernière sensation. De toute manière, j'aurai fini asphyxiée sous les tonnes de matriochkas. La dernière question qui s'imposa à moi fût brève et trouva aussi vite sa réponse : avais-je bien fais de souffrir ou aurais-je dû mourir ?

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⏰ Dernière mise à jour : Oct 01 ⏰

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