Évasion

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          Le train roulait à vive allure vers une destination qui, à ce moment-là, n'avait aucune importance. Assise près de la fenêtre, je me laissais absorber par le paysage qui défilait au rythme du train. Les champs, d'un vert éclatant, se mêlaient à des forêts denses, créant une toile de fond mouvante à mes pensées. Par moments, de petites maisons blanches apparaissaient, leurs volets clos et leurs jardins en désordre racontant une histoire de vie simple, mais apaisante. Malgré la fatigue qui pesait sur mes paupières, je refusais de fermer l'œil. Ce n'était pas seulement pour contempler ce beau paysage, mais par peur de m'endormir, de me réveiller et de découvrir que tout cela n'était qu'une illusion. Tant que le train roulait, je n'avais pas besoin de destination, juste de m'évader le plus loin possible. Tout avait un goût de liberté, c'était à la fois rassurant et angoissant. L'avenir me semblait prometteur, mais il me terrifiait.

        Autour de moi, chacun semblait avoir une occupation : des gens se parlaient entre eux, partageant des anecdotes qui semblaient d'une banalité désarmante. Comment pouvaient-ils être fascinés par des récits aussi insignifiants ? D'autres lisaient ou faisaient semblant. Des amoureux se bécotaient et quelques-uns, comme moi, se contentaient d'observer le paysage. Je les observais, plongée dans mes pensées. Ils semblaient si légers, si détachés... Leur vie était-elle vraiment aussi paisible qu'elle en donnait l'impression ?

          Alors que je continuais à les regarder, un abîme me sépara de cette tranquillité apparente. Je voyais défiler le paysage comme les deux dernières années de ma vie, mais contrairement à la vitesse du train, ces années s'étaient écoulées dans une lenteur insupportable, interminable. Tout avait basculé d'un coup. Je n'avais pas compris à quel moment ma vie avait pris un tel tournant. Les événements se sont succédés sans que j'aie le temps de réaliser. J'ai fait des choix précipités, qui ont été très durs à supporter mais que je devais assumer. C'était douloureux, terriblement éprouvant. Je ne pensais pas qu'un jour j'arriverais au bout de ce cheminement. Je savais qu'il existait une sortie, un bout de tunnel, mais il me semblait toujours si lointain... presque hors de portée.

          Le grincement métallique, suivi du ralentissement sourd des roues sur les rails, m'arracha brusquement à mes pensées. La voix automatique annonçant l'arrêt imminent du train me fit sursauter. Pendant un instant, la panique m'envahit, et un frisson glacial parcourut tout mon corps avant que je ne retrouve mes esprits. Cette sensation m'était trop familière. Ce bruit métallique me rappela le klaxon de la voiture de mon père, un son perçant qui marquait inévitablement la fin de mes rares moments de répit. Chaque fois que je l'entendais, une angoisse sourde s'emparait de moi, comme un réflexe conditionné. Ce bruit, à lui seul, suffisait à faire naître une boule au creux de mon estomac, m'annonçant que la tranquillité s'évaporait.

          Mon père était un homme sévère, souvent imprévisible, et parfois violent. Sa présence faisait régner une tension constante dans la maison. Chaque jour, je redoutais son retour en fin d'après-midi, car qu'il y ait une raison ou non, il trouvait toujours quelque chose à me reprocher. Je me souvenais de ces après-midis d'été où je restais figée, l'oreille tendue vers la porte, craignant le bruit de ses pas. Dès qu'il passait la porte, mon corps se tendait. Mon esprit cherchait désespérément à anticiper ce qu'il allait m'accuser d'avoir mal fait. Sa voix résonnait dans ma tête, et je me demandais si j'avais oublié une tâche, ou commis une erreur quelconque. Même si tout semblait en ordre, il suffisait d'un détail pour déclencher sa colère. Comme s'il avait besoin de se défouler sur moi pour se soulager de sa journée. Ce climat d'incertitude et de peur me faisait réaliser à quel point je n'étais pas à ma place dans cette maison. Je n'y ai jamais trouvé la paix. Chaque instant passé sous ce toit était marqué par une vigilance permanente, comme si mon corps et mon esprit étaient en alerte constante. Dormir en paix ? C'était un rêve inaccessible. Le moindre bruit nocturne, le moindre craquement, me tirait brusquement de mon sommeil, me replongeant dans cette angoisse persistante. Ce grincement, si banal pour les autres, résonnait en moi comme un écho de ce passé, ravivant des souvenirs que j'essayais d'oublier.

          Je l'ai finalement quitté, cet endroit où je n'avais jamais eu ma place. Cette maison où je n'ai connu que la haine, les larmes, l'insomnie, la colère, le mépris, la peur, le dégoût, le désespoir et les pensées les plus ténébreuses. Pendant deux ans, j'y ai vécu, sans qu'un seul souvenir positif n'en ressorte. Chaque coin de cette maison était empreint d'une souffrance que je ne pouvais pas évacuer.
Quand j'ai emménagé chez mon père, j'étais déjà brisé. J'avais perdu ma grand-mère, puis ma mère, en seulement cinq mois. À cette époque, ma clarté d'esprit s'était effondrée. Je ne savais plus où j'étais, ni ce qui se passait autour de moi. J'étais vulnérable, incapable de penser clairement ou d'analyser. Comme si ma vie avait été mise sur pause. Mon corps était vide, mon âme éteinte. Une simple promesse a suffi pour me faire prendre une décision irréfléchie. Au fond, je savais que ce ne serait pas facile, mais jamais je n'aurais imaginé à quel point ce serait éprouvant.

          Le train continua de filer à toute allure, et alors que je regardais le paysage se diluer dans une brume lointaine, je pris une profonde inspiration. Peut-être que cette évasion serait le début d'un nouveau chapitre, une chance de reconstruire les morceaux épars de mon existence. Peut-être qu'enfin, je pourrais trouver un semblant de paix.

Victime d'une injusticeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant