Chapitre 2

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13 Novembre 1939

Je me souviens de quand tout a changé au Manoir, juste après que les premières nouvelles de la guerre se soient répandues comme un souffle glacé dans les couloirs de l'Andormy. Ce manoir, qui avait toujours été le refuge de ma famille, a soudain pris un tout autre visage. Ce qui avait autrefois été un lieu de rire et de magie, est devenu en une journée un refuge de fortune, un havre désespéré pour les âmes brisées. Tout a commencé lorsque des officiers sont venus à notre porte. Leur démarche était pressée et leurs visages tendus. L'armée réquisitionnait des bâtiments pour y installer des blessés de guerre. Le manoir de l'Andormy, isolé dans la campagne, avec ses vastes salles avait été jugé adéquat. Nous n'avions pas le choix, la guerre n'attendait personne et père n'était plus là pour faire entendre nos voix.
Ce jour-là, les premiers convois sont arrivés à l'aube, lorsque le soleil peinait encore à percer l'épais brouillard qui enveloppait la vallée. Les camions grinçaient le long de l'allée bordée de vieux chênes, apportant avec eux ces hommes brisés. Lucie et moi étions sur le perron, figées, tandis que mère discutait fermement avec les officiers.

- Madame De Chastel, avait commencé l'un des officiers.

- Non. Appelez moi Simone voyons, ne faites pas comme si nous ne nous connaissions pas Georges.

- Madame... Simone. Nous vous remerçions, aux noms de tous mes hommes présents ici. Vous nous rendez un fier service. L'hôpital le plus proche est engorgé de blessés et mes hommes ont étés refusés.

- Je vous remercie Georges mais je ne crois pas que mes filles et moi-même ayons vraiment eu le choix.

Je me souviens de ses yeux, plus sévères que jamais, alors qu'elle nous jetait un regard en nous demandant de préparer l'intérieur. Nous avons dû retirer les tapis anciens, repousser les meubles lourds et aider à l'installation des lits de camp rudimentaires. Les domestiques nous avaient été d'une grande aide durant cette installation. Le grand salon, autrefois rempli de souvenirs familiaux, devint un lieu d'attente entre la vie et la mort.

Je me souviens de mon premier regard sur ces hommes. Ils arrivaient en silence, leurs yeux perdus dans le vide, plusieurs corps étaient meurtris au-delà de l'imaginable. Certains avaient des bandages tellement serrés autour de leurs têtes ou de leurs membres, qu'ils paraissaient plus morts que vivants à cet instant. Des plaies béantes, des membres amputés, des visages défigurés, la guerre ne laissait rien d'humain dans son sillage. Nous nous sommes rapidement rendus à l'évidence, tous ses nouveaux occupants ne pouvaient pas être correctement logés uniquement dans le rez-de-chaussée du manoir. C'est pour cela que mère à finalement choisi l'aile Est pour accueillir les lits de camps, cette aile était habituellement préparée pour nos invités et pour la famille quand celle-ci nous rendait visite. La grande salle de l'aile Est, avec ses hautes fenêtres donnant sur les jardins, a été transformée en un dortoir collectif. Les lits étaient alignés dans des rangées serrées, et les blessés y trouvaient un semblant de repos, entourés des cris et des soupirs de leurs compagnons d'infortune. Nous avons dû réorganiser les salons de l'aile pour le personnel soignant et transformer les bureaux en salles de soin. J'ai vu des pièces autrefois si belles se transformer en salles d'infirmerie improvisées.

Mère a insisté pour que les plus gravement blessés soient installés dans les pièces les plus calmes, celles qui donnaient sur les jardins. Elle disait que la vue de la nature apaisait l'âme, même quand le corps était brisé. Les premiers jours ont été les plus difficiles. L'équipe médicale qui nous avait été envoyée travaillait jour et nuit, mais parfois, il manquait de personnel, alors Lucie et moi devions les aider. Nous ne savions pas grand-chose des soins à donner à ces hommes, mais nos mains faisaient ce qu'elles pouvaient sous leurs consignes. Avec le temps, l'aile Est à pris vie d'une manière différente. Il n'était plus le lieu qu'il avait été pendant des années, mais un lieu de transition, où les hommes venaient, souffraient, et parfois malheureusement, trouvaient la paix éternelle. Quand le calme retombait, que la nuit enveloppait le manoir, je me rendais souvent dans leurs chambres pour tisser des rêves, pour leur offrir, ne serait-ce que pour quelques heures, une évasion hors des horreurs de cette guerre. Mais malgré toute cette souffrance, je sentais que l'Andormy, notre refuge, avait trouvé un nouveau sens.

La première nuit où nous avons installé les blessés dans l'aile Est restera à jamais gravée dans ma mémoire, non pas pour ce que nous avions fait pour eux, mais pour ce que j'ai vu dans les rêves d'un homme en particulier. Parmi ces hommes il y avait un jeune soldat, à peine plus âgé que moi, mais dont le visage avait été marqué par la terreur et la souffrance d'années de guerre. Son corps était encore intact, mais son esprit, lui, portait les cicatrices les plus profondes. Il est arrivé ce soir-là, tremblant de fièvre et le regard vide. Ses yeux étaient comme deux puits sans fond, où l'espoir semblait s'être noyé pour toujours.

La première nuit, alors que tout semblait se calmer et que le manoir retrouvait un semblant de silence, j'ai senti quelque chose d'étrange en moi, une sorte de tiraillement, une force qui m'attirait vers l'aile Est. J'avais pris l'habitude d'aller tisser des rêves, mais cette fois, c'était différent. Une noirceur pesait dans l'air, comme si quelque chose de terrible s'apprêtait à surgir et à me dévorer. Je me suis glissée dans le couloir, silencieuse, et me suis arrêtée devant la chambre de François, ses cris étouffés brisaient le silence. Je l'ai trouvé allongé, le corps raidi, les draps trempés de sueur, son visage tordu par une terreur que seul le sommeil pouvait révéler. J'ai su immédiatement que c'était là, dans ses rêves, et que je devais entrer en eux. En ondulant mes doigts au-dessus de lui, j'ai laissé glisser la toile de rêve dans son monde intérieur. Ce que j'y ai vu m'a glacée, François était pris au piège d'un cauchemar d'une violence inouïe. Il était de retour au front, au milieu des tranchées, mais cette fois il était seul, entouré de spectres. Le sol boueux s'ouvrait sous ses pieds, des mains décharnées sortaient de la terre pour l'agripper, l'entraîner avec elles. Il hurlait, appelait à l'aide, mais personne ne venait. Les visages des soldats qu'il avait connus apparaissaient, déformés dans la boue, leurs voix se mêlant dans un chant macabre, l'accusant de les avoir abandonnés.

Je me suis battue pour reprendre le contrôle, le cauchemar avait une telle emprise sur lui qu'il m'était difficile de le défaire. Chaque fil que je tissais pour apaiser ses pensées était brisé par cette terreur profonde qui suintait de chaque recoin de son esprit. À chaque instant, je craignais de perdre la main. Les cauchemars, quand ils sont aussi enracinés, sont comme des parasites qui refusent de lâcher prise. Ils se nourrissent des peurs les plus primaires, et François était empli de ces peurs.

Je n'ai pas abandonné. Petit à petit, j'ai commencé à tisser un autre rêve, quelque chose de plus doux. J'ai fait apparaître commencé par tisser de l'herbe pour remplacer la boue et des fleurs pour remplacer le sang. J'ai réussi à broder un soleil brillant au-dessus de nous et le ciel était d'un bleu limpide. Le bruit des oiseaux remplaçait le fracas des obus. J'ai senti une résistance, comme si le cauchemar refusait de céder, mais je n'ai pas faibli. J'ai continué à tisser, fil après fil, une réalité plus sereine. Dans le rêve que je lui offrais, il n'était plus seul, j'ai fait surgir des visages familiers... Je ne savais pas qui ils étaient, mais ils ont pris forme comme s'ils étaient ancrés au plus profond de lui. Je les voyais marcher à ses côtés dans ce champ lumineux. François les regardait avec des yeux étonnés, comme si, pour la première fois depuis longtemps, il retrouvait un peu de paix. De longues larmes silencieuses coulaient sur ses joues, elles n'étaient plus celles de la peur, mais celles du soulagement. Le cauchemar s'était enfin dissipé, mais cela m'avait coûté plus de force que je ne l'aurais cru. Je suis sortie de son rêve épuisée, le corps tremblant, mais ce n'était qu'un début. Je savais que François ne serait pas guéri en une nuit, mais ce rêve doux, je l'espérais, serait comme une graine plantée dans son esprit. Chaque nuit, je reviendrais, tissant avec soin, pour remplacer ses cauchemars par des images plus tendres, jusqu'à ce que, peut-être, un jour, il puisse rêver seul sans ma présence.

En me retirant de sa chambre cette nuit-là, j'ai regardé une dernière fois son visage. Ses traits étaient plus détendus, ses mains ne serraient plus les draps avec cette même intensité. J'ai su que, pour cette nuit au moins, il aurait droit à la paix. Je ferais tout ce qui est en mon pouvoir pour leur offrir à tous, à travers mes tissages, un refuge là où la réalité les avait trahis.

La faiseuse de rêves - Chronique des De ChastelOù les histoires vivent. Découvrez maintenant