Des mouches dans le raisin

1 0 0
                                    


C'était une soirée sans intérêt particulier, comme le sont l'immense majorité des soirées de la banlieue. Et comme chaque soir, les chiards de l'appartement du dessous hurlaient, la vieille folle de celui d'en face avait mis le son de sa télé à fond, et le demeuré du dessus avait commencé sa session quotidienne de corde à sauter.

En l'observant, on aurait pu croire que Robert avait fini par s'y habituer, à force. Il était là, vautré sur son canapé, confortablement avachi devant sa propre télévision. Les yeux clos et le poste éteint, il semblait en paix avec lui-même ; extérieurement, il ressemblait à s'y méprendre à un chômeur bedonnant et détendu, rôdé au boucan infernal et ininterrompu si caractéristique de ces vieux immeubles.

S'il était indéniablement gras et sans emploi, il était en revanche assez loin d'être détendu. Et bien au contraire, il fulminait.

Le fait qu'il ait découvert tout à fait par hasard que sa compagne Gisèle le trompait avec un autre homme avait déjà passablement contribué à le contrarier. Qu'il se fût agi en plus de Jean-Jacques, rencontré au troquet du coin il y a de cela bientôt trois ans et qu'il considérait comme son propre frère l'avait également plutôt agacé. Et qu'il ait lui-même fait les présentations entre les deux amants n'arrangeait évidemment rien à l'affaire.

Il avait bien cherché à se détendre mais il n'y avait plus de bière dans le frigo. Il était alors descendu à la supérette, mais l'imbécile qui tenait l'endroit avait cru bon de ne pas ouvrir aujourd'hui. Robert s'était retrouvé le bec dans l'eau, sans pastis, condamné à remonter chez lui, et à y rester, sobre.

Les minutes défilaient, et Gisèle ne rentrait toujours pas. Il commençait à se sentir très mal. Ils les imaginaient tous les deux, la femme qu'il aimait et son meilleur ami, elle riant à l'une de ses plaisanteries ampoulées, et lui, lui tripotant les fesses. Quelle horreur. Il eut un haut le cœur.

Il avait payé des coups à cet homme, ce judas, ce faux frère, il s'était confié à lui, il l'avait même introduit dans le cercle très prisé de l'association des amis fresnois de la Fuego, dont Robert était vice-président.

Mais c'était Gisèle qui lui faisait le plus mal. Elle lui avait brisé le cœur. Pourtant, il ne s'imaginait pas vivre sans elle. Pourrait-il seulement lui pardonner ?

Une heure avait passé depuis son échec à l'épicerie. Une heure en tête à tête avec lui-même, à s'imaginer des choses affreuses. Et la faim pointait le bout de son nez. C'était plutôt bon signe, s'il ressentait le besoin de se nourrir, c'est qu'il était encore en vie.

Il se traîna jusqu'à la cuisine, où l'attendait le raisin qu'il s'était procuré la veille et qu'il avait payé une fortune à cet escroc, ce feignant d'épicier sri lankais (et oui, Robert est un homme moderne, il fait les courses, prenez en de la graine les gars).

Robert adorait le raisin, un fruit délicat, goûtu, charnu, et qui lui rappelait le vin. Il en salivait d'avance. Il était dans un tel état d'excitation maintenant grâce au raisin, qu'il en avait presque oublié les images infernales de Gisèle et Jean-Jacques.

Il s'arrêta net en pénétrant dans la cuisine. L'impensable s'était produit. Le raisin était resté dehors, à découvert, sans protection, nu. Il savait que c'était fini. Et c'était effectivement le cas.

Des mouches, des putains de mouches étaient dans le raisin, il en était infesté. Elles étaient des dizaines, des centaines, elles étaient des milliers. Il l'avait pourtant répété un nombre incalculable de fois à Gisèle : NE PAS LAISSER SON PRÉCIEUX RAISIN A LA MERCI DE CES IMMONDES BESTIOLES !

Il était fou de rage. Et c'est pile à ce moment-là qu'il entendit un tour de clés dans la serrure. Gisèle ouvrit alors la porte avec fracas, ses talons claquaient au sol, elle balança son sac à main dans l'entrée et referma la porte d'un coup sec.

Robert la détailla : les cheveux décoiffés, les yeux vitreux, tenant à peine debout, elle était ivre morte. Il n'aima pas sa façon de le regarder.

Il la gifla si violemment qu'elle se retrouva au sol. Il ne lui laissa pas le temps de se relever ; un instant après, il était sur elle.

Il la frappa à nouveau. "ESPÈCE DE SALOPE ! T'AS FOUTU EN L'AIR MON RAISIN !" Elle voulut répondre mais il ne lui en laissa pas le temps. Il se remit à cogner, de toutes ses forces, de toute sa rage, il martela le visage de Gisèle avec ses grosses pattes velues. "Espèce de PUTE ! PUTE ! PUTEUUUUH ! ". Mais Gisèle ne répondait pas. Elle était déjà morte. Son visage était en bouillie, et une mare de sang entourait ce qui restait de son crâne.

Robert se releva, les poings en feu. Il était dans un état second. Il alla chercher son revolver, se planta devant le corps inanimé de Gisèle, mit le canon dans sa bouche, et tira.

Les mouches continuaient à festoyer tranquillement. Le raisin était succulent.

Vous avez atteint le dernier des chapitres publiés.

⏰ Dernière mise à jour : Oct 18 ⏰

Ajoutez cette histoire à votre Bibliothèque pour être informé des nouveaux chapitres !

Des mouches dans le raisinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant