Chapitre Premier - Bouffon du Peuple ?

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Aux peuples, de tout temps les esclaves des tyrans qui les oppriment, des fripons qui les trompent, et des bouffons qui les amusent. (Diderot, Jacques le Fataliste et son maître, 1765). 

***


Chaque année, l'astre terrestre accomplit sa course autour de l'astre solaire. Ou, plus exactement, sa révolution. C'est une révolution d'une autre échelle, lente, silencieuse, et destinée à un retour au point de départ après un voyage. Ce cycle circulaire, ce retour constant, prit un sens de bouleversement voilà un siècle et trente ans environ. C'était chez les Anglais, nos chers voisins, dans un contexte de Restauration de la Monarchie. Les Français, en cette fin de dix-huitième siècle, s'apprêtaient à accomplir la leur, et ce serait sanglant comme un rouge vif, et blanc comme une nouvelle page à écrire, en même temps. Ce serait une table rase, et les choses renversées de la table correspondaient à treize siècle de monarchie. La monarchie est morte, vive la Révolution. Révolue est, révolue soit la Monarchie. 

A la fenêtre d'une maison, un homme, bouffon du Roi de profession, jouait aux cartes. Il effectuait une patience, soit un jeu en solitaire. Patience limitée par des cris issus du dehors. C'était à en perturber Kant, le philosophe qui effectuait chaque jour la même promenade, et qui changea sa trajectoire lorsqu'il apprit les "évènements". Très tôt, le Bouffon comprit son devoir. Il ne voulait plus amuser le Roi, et choisit de démissionner, pour se reconvertir en Bouffon du Peuple. Mais allons y pas à pas. Le Bouffon, voyant les tumultes de la rue, sortit de chez lui, et vit des aristocrates face à des bourgeois révolutionnaires. Puis des bourgeois de trois quart dos, et des aristocrates de trois quart face. Et enfin, il se trouvait face aux aristocrates, et donc, parmi les bourgeois. Le Bouffon avait, dès qu'il l'apprit, choisi son camp. Et ensuite il démissionna. 

Quelques années passèrent, et nous étions en 1792. Le 21 septembre, la Convention abolit la Monarchie, et dès le lendemain, l'An I fut proclamé. Que construire ? Il restait tant de choses à faire, à écrire, à bâtir. Toute mention, allusion, symbole, référence, allégorie, de la monarchie fut à bannir. Statue, nom de rue, et ainsi de suite. La langue, aussi, fut déchargée de son vouvoiement, et tout le monde se tutoya. Après tout, les aristocrates tutoyaient avec dédain leurs valets et servantes, alors qu'eux, en retour, répondaient d'un déférent vouvoiement. En quel nom, je te prie ? 

Le Bouffon ne s'en amusa pas, mais s'en émerveilla. Enfin ! On avait réveillé le peuple de sa torpeur ! Bouffon du Roi, il ricanait de manière osée, se moquant du monarque et osant transgresser les plus sévères Etiquettes, mais les Révolutionnaires, en décollant l'étiquette, étaient allés plus loin encore. Et puis, une connaissance lui parla. (La vie sociale du Bouffon était bien rachitique, il n'avait pas de familles, et pas vraiment d'amis, seulement des connaissances.) Elle lui conseilla de fuir un temps, pour ne pas se manger un coup fortuit. 

Un beau matin, une aube perlée lui montra une vieille bâtisse, ainsi qu'un jardin clos, comme hors du temps, situé en région parisienne. Il s'installa dans l'édifice délabré, probablement confisqué à des aristocrates. Il vécut sa vie comme il le pouvait, une vie statique dans l'épisode historique le plus mouvementé qu'il ait connu. Il vécut de potager et de verger, et de petit gibier qui passait, malheureux. Il vit, au milieu du jardin, un lys fané. "Haha, se dit il, comme ça tombe bien". Evidemment, c'était un symbole. On raffolait des symboles, le Bouffon le savait, il en était lui même un. Derrière les murs qui l'extrayaient des mouvements de l'Histoire, il se dit : "Histoire, j'irai dans ton sens un jour, et le commun me fera Bouffon du peuple." Mais au fond, si ce n'était qu'un symbole, à quoi cela servait il ? Ce n'était pas le bonnet phrygien ou le costume des sans culottes, ni même les pamphlets, qui avaient tué, c'était le cliquetis de la guillotine, ainsi que la lame acérée de la pique. Le Bouffon soupira, se disant qu'il savait, lui aussi, réfléchir, et pas uniquement par le rire.

Et puis, par une matinée d'automne 1792, il décida de faire un peu de ménage dans le gigantesque salon poussiéreux, à moitié dehors  à cause du délabrement. Il fallait passer le temps, si passer le temps a un sens lorsqu'il s'agit d'un évènement historique. Démarche un peu ridicule, mais au moins il trouva son jeu de cartes, intact. Pas une carte ne manquait. Alors, il décida d'entamer une patience. 

La patience du bouffonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant