Look Homeward, Angel, Thomas Wolfe, 1929

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Il existe un vœu littéraire, ardent, urgent, profond, maladif parfois jusqu'à l'obsession : c'est celui qui consiste à faire de son existence passée, avec toutes ses images fascinantes et ses intenses connotations, avec tout son pittoresque enivrant et son émotion immanente, avec tout l'hommage qu'elle implique pour ce qui fut, pour ceux qui ont été et pour ce qu'on est devenu grâce à tout ce qui s'est insinué en soi et y a exercé son inimitable influence, une synthèse totale, une fresque gigantesque, un répertoire de vie-même, mêlant la résurrection et la métamorphose, traduisant la couleur idiosyncratique d'un rapport au monde depuis sa naissance, et expliquant, par les perceptions et représentations, par la peinture la plus réaliste et intime des faits vécus, et par le choix de la forme dont on modèlera une telle somme, l'émergence d'une identité. C'est un ultime exercice de style, parcimonieux, inextricable et titanesque, où, presque dans le devoir de ne pas choisir, sans sélection puisque tout ce qu'on garde dans la mémoire a nécessairement, parmi la majorité énorme de ce qu'on oublie comme inutile et scories, un rôle constitutif de soi, sous-jacent, innervant, l'écrivain se met au défi d'intégrer jusqu'au noyau de soi par l'effet de tout ce qui l'a traversé, et il devient, dans un souffle à la fois lyrique et objectif où il est en jeu, son contenu et sa substance conscients sur lesquels il s'expose au jugement des lecteurs – et ce lecteur peut fort bien en tout premier lieu consister en soile témoin de la vie et du monde. L'écriture vise alors à donner, grâce à la compréhension détaillée de ses causes, aux linéaments lâches de sa personne, imprécis, indéterminés, la fermeté dont il se soutiendra non seulement pour se justifier mais pour affirmer son authenticité, pour gagner en entièreté, pour se constituer comme héritage et comme direction, pour exister en sachant ce qu'il est et ce qu'il vaut, ce qui le distingue et pourquoi. Cet effort, comme chez Proust, présente toujours un aspect prodigieux et maniaque, et spectaculairement vain : c'est le cas où l'auteur, dont l'imagination se réduit au minimum pour ne pas extrapoler sur soi c'est-à-dire se fantasmer, s'exagérer ou se mentir, se destine à la relation méticuleuse dont il extraira chaque élément infime d'une rétrospection, s'efforçant de ne pas inventer bien sûr mais surtout de considérer des faits anciens avec le regard de qui il était au moment de les vivre quand il les interprétait directement, ce qui suppose une régression en des états de soi antérieurs, et un esprit apte à embrasser, fût-ce avec travail et méthode, des subjectivités si enfuies et dépassées qu'on tendrait plutôt à les reléguer avec honte ou mépris, ou qu'on serait tenté de les édulcorer à son regard mûr.

Cette collection des sensations et intellections d'une vie est une immersion obsédante et délicate, envoûtante, hypnotique, impudique, émouvante, infinissable peut-être et partiellement insensée : existe-t-il un homme qui se puisse ainsi démêler, et dans quel but ? Il suffirait sans doute de se connaître là, sans sonder en sa matière décomposée, sans tâcher de soutirer sa fleur d'un fumier merveilleusement pourri, mais l'effort est périlleux d'implications indiscernables jusqu'à la psychose et suppose la volonté d'un style exemplaire parfaitement conforme à un ou à plusieurs soi narrés. Quelle ambitieuse pesanteur d'aventure d'auteur ! Quelle inatteignable hantise ! Quelle folie !

Seulement, malgré ce désir de conquête, si fastidieux que c'en est effroyable et grisant, que l'envie-même semble inciter aux récompenses, le lecteur est en droit de savoir, au sein de cette sorte de thérapie et d'épreuve et de quête personnelles, en quoi tout ceci, cette exhumation d'ordures et d'éclats, ce déterrement de cartes probablement jaunies et déformées, le concerne, lui, quelle leçon il peut en recevoir, où cela le mène, et en quoi la réalité développée d'un auteur, d'un étranger qui s'oppose et se distingue de lui, par suite d'un mécanisme engagé et résolu où il tend à démontrer qu'il ne lui ressemble pas, est susceptible de s'adjoindre à la sienne et de lui être utile. Or, je sais bien que cette question de l'utilité d'un livre semble triviale à ceux qui lisent n'importe quoi sans conséquence, mais je ne m'accorde pas à l'idée que la littérature est foncièrement ou accessoirement un passe-temps, une curiosité sans visée, un divertissement : je réclame un apport. Qu'un écrivain muscle son individualité et sa plume en se donnant pour objectif de retracer la plupart des motifs qui ont défini son être, cela ne veut pas encore dire que j'ai intérêt à en savoir quelque chose : on peut, après tout, exprimer avec beaucoup de verve et de mots les sensations d'une visite aux toilettes, en extraire de soi la quintessence originale, user pour cela d'une expression de pleine concorde avec le thème, pensée et émoi, et ainsi, pour chaque fait de l'existence, rapporter le sens intrinsèque qu'on accorde aux circonstances jusqu'à la narration des faits les plus insignifiants et cependant personnels : malgré les grandiloquences hugoliennes à la « Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi ! », l'autobiographie est en très large part une entreprise d'éloquence exclusive et autocentrée où, il faut se l'avouer, pendant la majeure partie de l'ouvrage le lecteur se demande en quoi tout ceci le concerne et quel profit il peut faire d'une telle « confession ». L'auteur s'est fait plaisir, soit ! mais il m'en faudra un peu plus pour que je termine l'ouvrage.

Chroniques wariennes (mes critiques littéraires)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant