The Letter

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LA LETTRE

Octobre 1919

Ruth Barnett, arrachée à une nuit sans rêve et ramenée à Londres par le vacarme ambiant de la ville, cherchait à tâtons sa mère de l'autre côté du matelas dont les ressors usés embrochaient son dos chétif et crissaient sous ses à-coups. Avidement, ses doigts froids balayaient la surface en coton douce et froissée en quête d'un contact maternel. Mais la place était vacante.

— Mère ?

Chassée sa somnolence, la jeune fille se redressa brusquement, drapant dans son geste ses frêles épaules aux clavicules saillantes. Le regard hébété et la nuque tendue à la recherche d'une figure familière, elle ne constata rien que l'absence flagrante de sa mère dans la maison : Une bicoque misérable de quatre murs étroits sur un sol craquelé, fait de tomettes en terre cuite.

Une véritable masure, en effet. Des relents aigres persistants saturaient l'atmosphère humide parfois relevé des effluves putride de la Tamise, que sa mère étouffait en brûlant des gousses de vanille sèches. Deux tapis de jute, seuls éléments de décoration, croulaient sous une montagne de désordre en tout genre, de la vaisselle ébréchée et dépareillée aux seaux d'eau écaillés placés stratégiquement sous les failles du plafond : Quelques jours plus tôt, les premiers déluges de la saison avaient révélé de nouvelles vermoulures dans son vieux plancher spongieux.

Mais cet abri de fortune, Ruth et sa mère le chérissaient. Une bien modeste maison du quartier d'Aldgate, peut-être, mais un luxe pour lequel nombre de la population la plus miséreuse de l'East End ne pouvaient seulement se permettre de rêver.

Au travers la seule fenêtre de la pièce, couverte d'une pellicule de crasse et de moisissure verdâtre, Ruth guetta un signe de sa mère dans la rue d'en face. Elle ne vit qu'un enfant surplombé d'un béret trop grand, quémander à la porte entrouverte d'un appartement. La résidente, une femme édentée, le chassa à coups de torchon, l'effrayant assez pour qu'il renverse partiellement sa tasse de laquelle s'égarèrent quelques pièces. Ruth se surprit à envisager un moment de chausser ses sabots à la hâte pour s'en accaparer mais un vieillard s'y ruait déjà, raclant fiévreusement la terre battue de ses ongles ensanglantés. La jeune fille se renfrogna dans sa couverture aux motifs fleuris délavés par le temps.

« Dans l'East End, on ne survit pas sans égoïsme. » Sa mère l'avait assez répété pour que cette phrase la hante désormais.

Un frisson la parcourut. L'East End se caractérisait par sa pénombre constante, caché dans l'ombre des structures fastueuses et gigantesques du West End. C'est dans ce quartier malfamé que Ruth était venue au monde. Dans la crasse, les petits poumons déjà en proie aux fumées épaisses et toxiques des zones industrielles. Ici, dans la caisse à ordures grandeur-nature de l'Angleterre, la maison insalubre d'une population méprisée, entassée dans les déchets de la noblesse.

Délaissés dans la pauvreté, aux abords nauséabondes de la Tamise, c'est des eaux brunes de ce fleuve pollué qu'avaient éclos les plus grands malfaiteurs de Londres. Ceux que les bourgeois du West End n'étaient pas parvenus à noyer. Ceux s'étant nourris du malheur et des failles de la justice pour survivre à l'enfer.

Ceux de la même branche que Lillian Barnett, la mère de Ruth.

— Mère ? elle demanda de nouveau en émergeant du lit à contrecœur.

Les pieds nus crispés sur la tomette gelée, Ruth faisait les cent pas dans la petite pièce, allant même fouiller sous le châlit métallique encombré du lit double si sa mère ne s'y cachait pas. Sa robe de chambre blanc crème flottait énergiquement autour d'elle, faisant d'elle un fantôme tourmenté dans sa prison éternelle. Lillian n'avait pas pour habitude de quitter la maison sans l'en mettre au courant. D'un mot, chuchoté à l'oreille aux aurores ou écrit sur un bout de papier laissé en évidence.

The Haven | CREEPYPASTAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant