Ça fait des heures qu'on ne se parle plus. Juste des coups d'œil, implorants, perdus, haineux parfois, il me semble. La soif intense nous désoriente. Même assis, on est assaillis de vertiges. Les maux de tête ne nous quittent plus. Izoée a le regard terne. Où s'est donc enfui le myosotis de ses yeux ? Ethanaël et Kézian paraissent fiévreux, leur respiration est rapide et saccadée. J'ai du mal à me situer dans le temps, mais si j'en crois notre état pitoyable et la course du soleil que j'essaie de suivre à travers la toile défraichie de notre abri, notre calvaire ne devrait pas tarder à prendre fin. J'ai sondé une nouvelle fois la pupille d'Izoée pour m'en assurer. C'est fou comme je manque de confiance en moi ces derniers temps. Il faut dire que les rencontres que j'ai faites n'ont fait qu'ébranler le schéma de certitude que j'avais passé des années à ériger.
J'ai hâte de rencontrer Grégor. Je ne laisserai pas passer ma chance, pas comme pour Joséphine. Je vais l'assaillir de questions. De toute façon, je ne risque rien, j'ai vu qu'on atteindrait notre destination à temps. C'est écrit. Tout ce que pourra me faire Grégor n'y changera rien.
Ethanaël bouge sur ma droite, il essaie de se redresser. Je vois le vieillard qu'il pourrait devenir: peau grise, regard éteint, yeux cernés, lèvres exsangues et sèches. J'ai l'impression qu'il a maigri aussi. Même ainsi, il me plaît, il y a quelque chose en lui qui me rassure, comme si on était fait du même bois, comme si lui seul pouvait me comprendre. Il tente de se redresser pour m'interpeller:
— Combien... combien de temps ? me demande-t-il.
C'est juste un chuchotement. Izoée et Kézian entrouvrent un œil, ils sont intéressés par ma réponse.
— Bientôt.
Je les rassure de ce simple mot, je me sens bien incapable d'en dire plus. Je n'ai plus du tout de salive, une pâte écœurante nappe mon palais et colle ma langue. Je n'arrive pas à déglutir, pourtant une boule obstrue ma gorge. Cette soif est le pire supplice que j'ai enduré de toute mon existence. Je crois que je serai prête à livrer tous les secrets, à trahir mes valeurs et renoncer à ma mission pour une gorgée d'eau. Cette pensée m'effraie. Non, c'est impossible, je ne peux pas céder. C'est littéralement impossible !
Un frôlement de la toile à l'extérieur et le bruit d'une conversation dynamique. On se redresse tous les quatre au moment même où un homme et une femme pénètrent dans notre tente. Il s'agit de Jamie et d'un de ses acolytes. À voir leurs regards ébahis et leurs bouches arrondies, ils réalisent seulement qu'ils nous ont oubliés.
— Damned ! Mais qu'est-ce qu'ils foutent encore là ?
Jamie hurle en gesticulant. Le roquet qui l'accompagne n'a pas encore refermé la bouche. La jeune femme me dévisage, je ne bronche pas, consciente du vilain spectacle que je lui offre. Je me demande même si je ressemble encore à une humaine ou si je ne suis plus qu'une peau fripée qui se craquelle.
— Soif, réclame Izoé en levant le menton vers notre tortionnaire étourdie.
Aussitôt Jamie sort de sa torpeur, se dirige vers les packs d'eau, s'acharne sur le plastique qui les maintient et dégage plusieurs bouteilles. Elle défait nos liens, nous asperge à moitié avec une première bouteille qu'elle débouche trop vite et nous en tend une à tour de rôle qu'on a bien du mal à tenir dans nos mains engourdies. Tout ça, tandis que le roquet piétine.
— Va chercher Grégor ! lui crie Jamie.
Son ton est pressant, j'y déchiffre de l'inquiétude, de l'agacement et une forme de culpabilité. Quand son regard se reporte sur moi, j'ai le temps de fendre ma pupille pour y lire son vécu des dernières quarante-huit heures et je comprends en partie la raison de son oubli, même si je ne l'excuse pas.
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Zax, l'Omnisciente
ParanormalZax sait tout. Sa pupille se fend et elle découvre le passé et le futur des personnes qu'elle côtoie. Lorsque les catastrophes naturelles et les déchirements humains menacent la Terre d'une nouvelle extinction de l'espèce humaine, elle guide son ami...