Chapitre 12 - La mère qui avait tué son fils

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1959

Agatha se tenait immobile dans la cuisine, le regard perdu sur la table où, autrefois, Nicholas dessinaient des monstres imaginaires. Les contours colorés, empreints de vie et de joie, semblaient maintenant se dissoudre dans l'obscurité du souvenir. Chaque objet, chaque recoin de la maison hurlait dans un murmure l'absence de son fils.

Les murs, autrefois vibrants de rires, résonnaient d’un silence accablant. La consumait. Elle avait été arrachée à la lumière, engloutie. Comme si le monde avait décidé de la punir pour l'amour qu'elle avait éprouvé.

Chaque pas résonnait comme une mélodie lugubre, chaque souffle était une lutte pour éviter de sombrer dans le désespoir. Une main agrippée sur le rebord du néant.

La cuisine conservait encore le souvenir de l'odeur de farine et de chocolat, un après-midi passés à regarder son fils, aussi sur la table, le plat à lécher dans les mains. S'esclaffant devant Rio qui s'amusait à affubler son propre visage de pépites de chocolat pour imiter les affreuses sorcières des contes.

Mais aujourd’hui, ces arômes n’éveillaient que des souvenirs amers.

Rio était là, dans la maison, c'est ce qu'elle semblait voir, espérer même. À travers ses larmes, elle devinait les contours de sa personne. Était-elle réelle ? Car son silence était assourdissant.

Elle était la seule sorcière à qui Agatha avait jamais fait confiance, celle qui avait partagé ses secrets les plus intimes et ses peurs les plus profondes. Elle avait espéré que Rio viendrait la réconforter, qu'elle chercherait à partager sa douleur, à comprendre son chagrin. Mais au lieu de cela, Rio s’était tenue à distance, comme si la douleur d’Agatha était contagieuse et meurtrière.

Cette absence lui semblait être une trahison. Chaque jour, Agatha attendait un mot, une caresse, un regard qui lui dirait que Rio ressentait aussi cette perte, mais à la place, elle ne trouvait que le vide.

« Pourquoi ne viens-tu pas ? » dit-elle à voix haute, la gorge serrée d’émotion.

Le semblant d'absence d’empathie de Rio la laissait seule face à son chagrin, enfermée dans une bulle de douleur où elle était la seule à pleurer la perte de Nicholas. Sa colère envers Rio se mêlait à la culpabilité, un cocktail toxique qui la rongeait de l’intérieur.

C'était elle, la mère. Par un acte inconcevable, par la puissance de ses pouvoirs. La mère qui avait tué son fils.

Chaque pensée se transformait en un poignard qui la transperçait. Elle était la responsable, celle qui avait échappé à la réalité d’un monde où les enfants devaient survivre.

Agatha s’accrochait à cette pensée, comme à une bouée dans un océan tumultueux, transformant la tristesse en colère, une colère froide et amère. Elle en voulait à Rio de ne pas être là, de ne pas comprendre la profondeur de son désespoir. Comment pouvait-elle rester si loin ?

« Peut-être que je ne suis pas assez bruyante pour toi », cria-t-elle, amère.

« Peut-être que mes larmes ne sont pas assez puissantes pour t'atteindre. » Elle se laissa glisser contre le mur, le corps lourd, ses pensées tourbillonnantes comme une tempête dans son esprit.

Cette femme qui avait été sa complice, son soutien, était devenue une silhouette floue, distante, presque étrangère.

Agatha ferma les yeux, essayant de chasser les larmes qui menaçaient de dévaler ses joues. « Je suis seule », murmura-t-elle dans le silence, sa voix brisée. « Je suis seule, et tu ne fais rien pour m’aider. » Cette constatation la frappa avec une telle intensité qu’elle se mit à trembler.

Le monde continuait de tourner autour d’elle, indifférent à sa douleur, à sa souffrance. Chaque minute qui passait était un rappel que Rio avait choisi de se retirer, de ne pas plonger dans l'abîme de leur perte commune.

La colère monta en elle, brûlante, alors qu'elle se répétait cette vérité dévastatrice. Elle n'arrivait pas à comprendre pourquoi elle avait choisi d’ignorer son chagrin, pourquoi elle ne lui avait pas offert la main qu’elle aurait tant voulu saisir.

Dans un moment de clarté, une vision apparut à Agatha, celle de Nicholas. Elle le voyait là, vivant et souriant, comme s'il était juste à côté d'elle.

Un éclat d'espoir jaillit en elle, et pour une fraction de seconde, elle se laissa emporter par cette illusion, croyant qu'elle pourrait le toucher, lui parler, lui demander pardon. Elle tendit les bras.

Mais alors que la réalité la frappa de plein fouet. Nicholas disparu, une voix le remplaçant.

« Je te l'ai pris, car tu ne le méritais pas. Tu n’as jamais mérité son amour, ni la moindre parcelle de bonheur.»

Ces mots, bien qu’irréels, brûlaient profondément.

« Qu’as-tu à offrir, Agatha ? Ta vie n’est qu’une suite de trahisons, d’abandons. Même lui, tu l’as abandonné, incapable de le protéger de ta propre malédiction.

Je n'ai fait que mon travail et toi, tu n'a rien fait pour m'en empêcher.»

Tandis que son cœur se tordait, elle chuchota.

« Le prix n’a plus d’importance.»

La souffrance était bien trop grande, la culpabilité insurmontable.

Elle s’éloigna lentement de la cuisine, chaque pas la menant un peu plus loin de la vision de Rio et de la douleur non partagée. Dans sa tête, deux pensées se répétaient.

Ressusciter Nicholas, malgré les risques de conséquences terribles. Ou se libérer de l’emprise de ce chagrin. Mais peu à peu, cette seconde option prenait le dessus. L’idée de revoir son fils éveillait en elle une lueur, mais le prix potentiel la terrifiait, l’écho de sa première perte la rappelant à l’ordre. Elle savait qu’en tentant de le ramener, elle pourrait aggraver sa peine par les quelconques effets secondaires du sort.

« Je dois t'oublier mon amour, pour que maman aille bien, je dois t'oublier.»

Cette pensée lui apparaissait comme une libération, une solution apaisante.

Effacer les souvenirs de Nicholas et par la même occasion, la trahison de Rio. Abandonner ce fardeau écrasant et briser les chaînes invisibles qui la retenaient.

Elle pourrait enfin vivre en paix, être libérée de cette douleur insoutenable qui la hantait à chaque instant. Seul le vide, complet et pur, pourrait alléger son âme.

Peut-être que l’oubli serait plus facile. Peut-être que, pour survivre à cette souffrance, elle devait se protéger de tout, même de l'amour que Rio aurait pu lui offrir. Si tant-elle en avait à donner.

Une rage sourde grandissait, une rage non seulement contre le destin, mais aussi contre celle qui avait été sa plus proche confidente. Elle se délectait de cette colère, la laissant devenir son unique compagne dans cette nuit noire où l’espoir avait disparu.

« C'est en franchissant les interdits, en nourrissant les péchés qu'on libère l'âme…»

La phrase résonnait dans sa tête, une justification qui cherchait à couvrir la honte de ne pouvoir surmonter cette épreuve.

Un acte contre-nature, une transgression dans le monde des sorcières, une atteinte à tout ce qu’elle avait appris.

Agatha Harkness - Le procès de la sorcièreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant