Prologue

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Nous grandissons tous dans l'adversité et la peur du vide. Le vide de nos cœurs, de nos existences, de notre avenir.

Je n'ai jamais cru pouvoir déroger à la règle, je n'ai rien pouvant me faire attendre chose que la misère et la mort, le désespoir et l'usure.

Pourtant, rien n'aurait pu prédire que mon destin serait aussi sombre et incertain que celui dessiné par les dieux sans visage à mon intention.

Dans la ville de vices et de péchés qui m'a vu naitre, les orphelins comme moi n'ont que peu de perspectives.

Dans le meilleur des cas, nous mourrons de maladie ou de faim.

Dans le pire, nous sommes achetés par les riches pour assouvir la moindre de leurs fantaisies, les plus infimes de leurs besoins.

J'ai été chanceux. J'ai cru l'être.

À l'âge de quatorze ans, j'ai contracté la Gangrène dévorante. Le corps, devenu trop faible à cause de la malnutrition, du froid et d'une déficience immunitaire, devient incapable de guérir de la moindre blessure. Dès lors, le virus — sous forme de bactérie nécrotique — s'attaque à la chair et la ronge, pouvant alors se répandre dans tout le corps sans amputation.

Évidemment, cette infâme solution ne parvient pas toujours à stopper la course de la maladie et, si la personne vous ayant opéré n'a pas su suffisamment cautériser la plaie et prévenu l'infection, la Gangrène dévorante devient encore plus agressive et vous détruit en l'espace de quelques jours.

J'ai perdu la moitié d'une jambe après une simple égratignure au mollet.

J'ai été privé d'un bras entier après une bagarre violente contre un gang de revendeurs d'enfants.

J'ai été sauvé uniquement grâce au programme Gepetto qui, sous couvert d'organisme humanitaire et solidaire, teste en réalité ses prothèses et ses vaccins sur des cobayes manipulés, réduits à l'état de simples marionnettes pour scientifiques fous et déshumanisés.

Ils m'ont récupéré agonisants après une opération sans anesthésie, une cautérisation brutale et un désir de mourir obnubilant. En échange de ma totale coopération, une simple signature sur un document que j'étais incapable de lire à l'époque, ils m'offriraient de nouveaux membres et un espoir tangible de guérison.

Ils me l'ont promis, ils m'en ont fait le serment : ma contribution doit permettre de trouver un remède et de sauver toutes ces vies injustement fauchées chaque année.

Avant de m'abandonner à leurs mauvais soins, je me suis seulement demandé comment on pouvait être aussi déconnectés de la réalité : ce n'est pas chaque année que nous mourrons, c'est chaque jour.

J'ai ricané. Encore shooté à l'adrénaline de la souffrance sans filtre, convaincu que je ne passerai pas la nuit, j'ai accepté de devenir l'une de leurs marionnettes.

Mais ma vie était déjà condamnée. Je n'avais ni cœur, ni existence, ni avenir. Je n'étais pas l'ombre d'un vrai petit garçon. Alors j'ai accepté, alors j'ai cédé.

Que mon existence sordide et ma peine servent à d'autres, que tous ces petits frères et petites sœurs abandonnés trouvent enfin la paix grâce aux cobayes comme moi.

N'ayant pas de signature, j'ai simplement dessiné une croix de ma main valide et je me suis abandonné aux mains des membres de Gepetto.

Ils m'ont soulevé de la table d'opération, ils m'ont porté hors de la clinique de fortune et m'ont déposé sur une civière.

Quelle ironie ! Pour un garçon qui n'avait toujours connu que les surfaces insalubres des hôpitaux de rue, tout juste bons à vous donner une estimation du temps qu'il vous reste à vivre et vous aider à partir dans des conditions à peu près décentes, voilà que je goûtais enfin à un semblant de médecine.

J'ai été chargé à bord d'une ambulance qui, selon moi, ressemblait à un fourgon de bétails et j'ai quitté le pavé des Caniveaux pour les Hauteurs, quartiers des riches et des nantis.

J'ai parié avec moi-même, j'ai confié à ma conscience que je ne pensais même pas survivre jusqu'à notre destination, mais Gepetto me réservait autre chose.

L'un des types m'ayant arraché à ma condition m'a donné un antalgique, directement planté dans mon cœur fatigué, délicieuse piqûre de Fée bleue, addictive chute dans le monde euphorisant de la santé artificielle.

Pour la première fois de ma vie, j'ai goûté au repos. Pour la première fois de ma vie, je me suis abandonné à une sensation agréable.

Par tous les saintes sans nom, c'était extatique, la libération dont j'avais toujours eu besoin.

Je l'ai senti couler dans mes veines, se répandre dans l'intégralité de mon corps mutilé pour lui rendre la vie que la Gangrène dévorante s'était échinée à lui voler.

Je n'ai plus rien senti, j'ai même souri.

Mais ne vous leurrez pas, ce que les dieux sans visage vous offrent d'une main, ils le reprennent de l'autre.

Si seulement j'en avais été conscient plus tôt. Si seulement j'avais eu la maturité et l'expérience nécessaires pour comprendre que j'avais commis une grossière erreur en signant ce pacte avec le diable marionnettiste.

J'étais un jeune garçon, j'étais encore innocent, mais Gepetto n'avait pas fait que me sauver, il m'avait aliéné à cette sensation et au pire sentiment que peut ressentir un être humain condamné.

Ce jour-là, j'ai connu l'espoir. Brièvement, une toute petite étincelle de seconde, mais ça m'a suffi pour me donner envie de me battre encore un peu, pour croire que je pourrais peut-être être autre chose qu'une victime de plus.

Mais victime de quoi ? De qui ?

D'eux. De ceux à qui je venais d'offrir mon corps et ma vie. Ma lucidité et ma conscience.

Je vis dans un monde plongé dans le chaos, la peur et la douleur.

Je suis un Pinocchio, l'un de leurs vrais petits cobayes.

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