Chapitre 18 : L'Héritier et l'Ombre

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Le 47ème étage de la tour Crystalys dominait Valmont, sa façade de verre et d'acier reflétant les premiers rayons du soleil d'automne. Effie arrivait toujours avant l'aube, appréciant ces moments où le silence régnait encore dans les couloirs du temple de la finance. Son bureau, avec sa vue imprenable sur la ville qu'elle avait appris à maîtriser, était son véritable royaume.

Mais ce matin-là, en poussant la porte de son bureau de directrice des investissements, elle s'arrêta net. Sur son bureau en acajou massif - choisi pour son austérité délibérée - trônait un paquet qui brisait l'harmonie calculée de l'endroit.

L'emballage en papier crème, la cordelette de jute nouée avec une précision presque militaire, la rose blanche dont la fraîcheur indiquait une livraison récente. Chaque détail trahissait une attention particulière qui la mit immédiatement sur ses gardes.

Kit Ashford.

Son esprit analyste revint instantanément à leur rencontre chez Waterstones, la plus ancienne librairie de Valmont, trois jours plus tôt.

Elle s'y était réfugiée, cherchant un moment de paix dans cet antre de livres anciens.

La section des premières éditions l'avait attirée, comme toujours. C'est là qu'il l'avait surprise, ses doigts effleurant la reliure de "Great Expectations" - un moment de vulnérabilité qu'elle n'aurait jamais dû s'autoriser.

Effie contourna lentement son bureau, le claquement de ses talons résonnant dans le silence.

Valmont s'étendait sous ses fenêtres, un damier de buildings prestigieux et de rues anciennes encore endormies. Elle dénoua la cordelette avec des gestes mesurés, comme elle gérait chaque aspect de sa vie depuis son arrivée dans cette ville.

Le livre apparut - l'édition exacte qu'elle avait contemplée dans la librairie. À travers la couverture en maroquin, elle sentit le poids de ce que ce cadeau impliquait.

"Great Expectations". L'ironie la frappa. Elle, qui avait méticuleusement construit Elena Martel, la stratège financière redoutée de Valmont, celle dont les décisions faisaient trembler les plus puissants de la ville. Un personnage si soigneusement élaboré que parfois, Effie elle-même oubliait qui elle était vraiment.

Kit avait aperçu une fissure dans son armure ce jour-là. Il avait vu au-delà.

Une carte glissa d'entre les pages : "Les grandes espérances naissent parfois dans les endroits les plus inattendus. - K. "

Effie resta immobile, contemplant la vue sur Valmont.

Kit Ashford n'était pas comme les autres héritiers de la ville.

Dans un monde où chaque geste était calculé, chaque mot pesé, il osait des moments de sincérité déconcertante.

La rose blanche - un symbole de nouveau départ qui semblait presque déplacé dans ce bureau aux lignes sévères. Le livre - un écho d'une vulnérabilité qu'elle s'efforçait d'oublier. Le message - une main tendue qui menaçait l'équilibre précaire de sa double vie.

Pourtant, alors qu'elle rangeait soigneusement le livre dans son tiroir, ses doigts s'attardèrent sur la reliure. La rose, elle la plaça dans un vase en cristal - unique note de douceur dans ce bureau qui respirait le pouvoir.

Valmont s'éveillait lentement sous ses fenêtres.

Dans quelques minutes, les couloirs de Crystalys s'empliraient du bourdonnement habituel des traders et des analystes. Elle retrouverait son masque de femme d'affaires impitoyable. Mais pour l'instant, seule dans la lumière dorée du matin, Effie permit à ses doigts de caresser une dernière fois les pages du livre, ce pont inattendu entre ses deux vies.

Dans une ville où chaque geste pouvait cacher un piège, certaines invitations méritaient peut-être d'être considérées.

Même quand elles risquaient de tout bouleverser.

"Ghost" pouvait attendre.

Pour un bref instant, elle n'était qu'une femme face à une rose blanche et aux possibilités qu'elle représentait.


-

Le Royal Thames Yacht Club dominait la Tamise de sa façade victorienne. Kit n'aimait pas particulièrement ces réunions d'urgence, préférant habituellement la terrasse du club pour ses parties de squash avec Jax ou ses déjeuners d'affaires. 

Mais quand Henry Ashford convoquait l'élite de Valmont, la présence de son héritier était non négociable.

La salle Wellington, avec ses boiseries en chêne sombre et ses lustres en cristal de Waterford, accueillait ce soir-là les patriarches de Valmont. En tant que directeur des acquisitions d'Ashford Industries, Kit assistait son père sur la fusion Henderson, un projet qui monopolisait leurs ressources depuis des mois.

Son téléphone vibra discrètement. Un message d'Elena : "Le livre... Je ne m'y attendais pas. La rose blanche était magnifique aussi. Merci d'avoir compris."

Son esprit revint à leur rencontre à la librairie, la façon dont il l'avait trouvée, vulnérable devant "Great Expectations". 

Ce moment rare où Elena Martel avait laissé tomber son masque de femme d'affaires implacable. Le livre semblait représenter quelque chose de profond pour elle. Son choix de la rose blanche n'était pas anodin - un symbole de pureté, de nouveau départ.

"Un dîner, peut-être ? J'aimerais en savoir plus sur ton amour pour Dickens."

"Ghost devient une menace pour nous tous," déclara Henry Ashford, interrompant ses pensées. Son père se tenait debout en bout de table, son autorité naturelle captivant l'assistance. Victor Blackwood et les autres magnats de Valmont acquiesçaient gravement.

Kit rangea son téléphone, son attention revenant aux enjeux de la soirée. La fusion Henderson représentait des millions, et la menace de Ghost planait sur chaque décision. Son père avait besoin de son soutien total sur ce projet.

"Nous devons agir," intervint-il, sa voix posée attirant l'attention. "Mais la précipitation serait une erreur. Les marchés sont déjà nerveux. Si nous montrons notre inquiétude publiquement, les actions vont plonger."

La réunion se prolongea dans la soirée. Kit écoutait attentivement, prenant des notes. Les attaques de Ghost menaçaient la stabilité de Valmont toute entière. La fusion Henderson ne pouvait pas se permettre un scandale maintenant.

Son téléphone vibra à nouveau. Elena acceptait le dîner.

Quand il quitta finalement le club, la pluie tombait sur Londres. Les lumières de la ville se reflétaient dans les flaques, créant un paysage presque irréel. Demain, il reverrait Elena. Cette pensée lui arracha un sourire. Dans ce monde de chiffres et de pouvoir, elle représentait quelque chose de différent, quelque chose de vrai.

Dans sa voiture, Kit repensa à leur rencontre à la librairie, à ce moment de vulnérabilité qu'elle lui avait offert sans le vouloir. Elena Martel était une énigme qu'il avait envie de résoudre, loin des intrigues de Valmont et des obligations familiales.

La pluie redoublait d'intensité, transformant les rues de Londres en rivières de lumière. Une soirée ordinaire dans la vie d'un héritier de Valmont, partagée entre devoir et désir, entre ce qu'on attend de lui et ce que son cœur commence à vouloir.


Le maître des ombresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant