Théorie de la classe de loisir, Thorstein Veblen, 1899

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C'est un véritable « ouvrage de référence » que ce Veblen, de densité docte, d'un style de raffinement pseudo-impersonnel, de scientificité forte, formelle et profonde, au détachement hautain, hypocrite et gouailleur. Il s'agit d'indiquer les caractéristiques essentielles de la classe-de-loisir dont l'auteur définit la relation à l'économie comme « pécuniaire ; elle n'est pas de production, mais d'acquisition ; elle n'est pas de service utile, mais d'exploitation. » (page 137) On sent dès l'abord que cet examen se fait d'un point de vue moral et à fins de dénigrement peut-être légitime, sauf quand il faudrait en suggérer du bien, auquel cas le prétexte économique permet de ne pas s'étendre plus avant puisque « ce n'est pas le sujet du traité ».

Plusieurs idées fondamentales et iconoclastes érigent ce livre au rang d'objet intellectuel de valeur sûre, dont chaque phrase contribue à une nouveauté, à un progrès contre les préjugés, en méthode heuristique c'est-à-dire propre à faire des découvertes. C'est un travail synthétique et innovant, appliqué à établir des vérités neuves : voilà pourquoi, non par son vocabulaire mais par sa résolution à un apport systématique inédit, il implique un effet de masse compacte et une âpreté de progression, une lecture serrée et une forte concentration :

Selon Veblen, la classe de loisir se fonde avant tout comme un refus du travail productif et comme un sentiment de déshonneur lié au domaine du lucratif. Tous ses mœurs en découlent. Pour asseoir cette respectabilité anti-labeur, elle applique deux principes :

- La consommation ostentatoire, qui est un gaspillage de dépense affiché, ou distinction provocante, par laquelle cette classe rappelle son ascendant, rivalisant pour étaler sa préséance. Il n'est pas de classe sociale, explique Veblen, qui ne concède quelque chose et même beaucoup au sentiment valorisant de se croire inséré et admis en une société de gens désœuvrés et instruits, reconnus comme aisés, régie par une réputation supérieure : tout concourt à aspirer à être inclus dans son train de vie d'oisiveté et de produits de parure. Les goûts même finissant par dépendre du prix selon un usage répandu verticalement parce que ce qui ne s'acquiert que de la classe de loisir est jugé le plus estimable, des mœurs se forment selon lesquelles le coût de l'objet définit sa valeur sincèrement satisfaisante et honorable, et non pas seulement hypocritement : chacun se sent profondément satisfait de ressembler à ceux qui ont « réussi » et d'en arborer les signes et les codes. « C'est une véritable accoutumance : à force de percevoir les signes de cherté, à force d'identifier beauté et honorabilité, on finit par ne plus tenir pour belle une belle chose qui ne se vend pas cher. » (page 87) Ceci explique la mode, provisoire et fluctuante, parce qu'elle répond parfaitement à cette fonction : « Ce principe d'innovation est un autre corollaire de la loi du gaspillage ostentatoire. Du moment que chaque vêtement est toléré pour un bref espace de temps, que l'on n'en prolonge pas l'usage, que l'on ne remet pas cette saison-ci la tenue de la saison dernière, il est hors de doute que la dépense ostensible augmente fortement. » (page 114) L'homme « bien », perçu ainsi et ayant en son for l'agrément de se sentir tel, est celui qui se conforme aux habitudes dispendieuses de ceux qui ont le loisir pour apanage.

- Le loisir personnel où il s'agit d'indiquer un certain gâchis non plus d'argent mais de temps, ainsi que le loisir délégataire (ou « loisir vicaire » ou loisir « par procuration ») selon lequel non seulement ses propres activités se signalent par une absence d'intérêt économique, mais les loisirs se dispensent, de manière manifeste, à son entourage, montrant sa place de haut rang : ainsi à l'épouse qui a pour fonction d'afficher le coût de son entretien, et à ses serviteurs qui – idée originale – ne sont pas admis dans le travail productif mais parmi la classe de loisir au même titre général que les emplois de service, et qui sont bien chargés d'indiquer la dépense superfétatoire de leur maître. « On a toujours le sentiment que la vie de la femme, dans ses aspects civil, économique et social, est essentiellement et normalement une vie délégataire, et que le mérite ou démérite doit revenir, vu la nature de l'affaire, à quelque délégant qui entretient avec la femme un rapport de propriété ou de tutelle. Ainsi, par exemple, chaque fois qu'une femme passe outre à une injonction du code des bienséances en vigueur, on juge que son manquement rejaillit immédiatement sur l'honneur de l'homme à qui elle appartient. [...] En revanche, une femme sera relativement peu discréditée par une mauvaise action de l'homme à qui elle a uni sa vie. » (page 234) Ce qui conduit à penser : « L'épouse était jadis bête de somme et chose de l'homme, en fait comme en théorie, et produisait les biens qu'il consommait ; elle est à présent la consommatrice rituelle des biens que le mari produit. » (page 56) Les contraintes qui pèsent à ce titre sur la femme au nom de celui qu'elle a mission tacite de représenter est ce qui par extension pousse encore à juger un homme qui se livre pour lui-même à de semblables contraintes comme « efféminé » – manières et mode. Et voici ces loisirs, définis premièrement par leur visibilité improductive : « Les pierres de touche du loisir écoulé prennent donc la forme de biens "immatériels" : arts dits d'agrément, semi-érudition, connaissance d'opérations et d'événements qui ne contribuent pas directement au progrès de la vie humaine. Citons, pour notre époque, la connaissance des langues mortes et des sciences occultes ; de l'orthographe ; de la syntaxe et de la prosodie ; des divers genres de musique d'intérieur et autres arts domestiques ; des dernières particularités de l'habillement, de l'ameublement, de l'équipement, des jeux, des sports, des animaux d'agrément, tels que chiens et chevaux de course. » (page 32) La politesse et l'étiquette sont aussi propres à cette classe en ce qu'« on s'honore du loisir ou de la dépense improductive de temps et d'efforts sans quoi le savoir-vivre ne s'acquiert pas : car la connaissance et le pli du bon ton ne viennent que d'une habitude prolongée. La délicatesse du goût, des manières et des usages de la vie a pour utilité de mettre en évidence une belle position dans le monde ; vu le temps, l'application et la dépense qu'il faut lui consacrer, les gens dont le travail mange les jours et l'énergie ne peuvent y prétendre. La connaissance du bon ton prouve une chose à première vue : les personnes bien élevées ont naturellement passé une partie de leur temps hors de la vue d'autrui, mais elles l'ont donnée à des talents sans application lucrative. En dernier examen, la valeur des manières est celle d'un certificat de désœuvrement. » (page 35)

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