Au fil des pages

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1 juillet

Je fermais tout juste mon sac à dos lorsque mon téléphone vibra dans la poche de mon jean. C'était un message de Felix : il était prêt, il m'attendait au coin de la rue. Je regardais une dernière fois ma chambre. Le plafond jauni par la cigarette, l'humidité qui avait décollé une partie de l'affreux papier-peint mauve, des vêtements sales qui s'entassaient sur un vieux rocking-chair cassé. Depuis le couloir, j'entendais ma mère et ma sœur s'engueuler. Je me tournais vers le mur où j'avais scotché des polaroïds de connaissances, un poster de David Bowie et un calendrier gratuit trouvé dans un magazine. Je me penchais et barrais consciencieusement la case du jour. Je souriais, attrapais une photo de Felix et moi que je fourrais dans ma poche et, mon sac sur le dos, je me faufilais par la fenêtre ouverte qui laissait s'échapper la chaleur étouffante et moite de cet été à Lafayette. Après avoir descendu l'escalier de secours je rejoignais Felix. Sa grande silhouette maigre et dégingandé était penchée sur son portable, son sac aux pieds. Je lui sautais sur le dos et lui mordillait le cou, un sourire illumina son visage encore juvénile que l'acné abandonnait doucement au profit d'une barbe naissante.
• Joyeux anniversaire Zee ! S'exclama-t-il. Alors, ça fait quoi d'avoir dix-huit ans ?
• C'est pratique, répondis-je en haussant les épaules. On y va ?
Il acquiesça et nous prîmes la route, main dans la main.
Il était encore tôt lorsque nous sortîmes de Lafayette, marchant sur les bords de la route 10 en direction de la cité des anges. Régulièrement, Felix et moi levions un pouce au-dessus du bitume flouté par la chaleur de l'été. Malheureusement, notre dégaine de gamins fugueurs ne devait pas attirer grand monde et nous décidâmes finalement de faire une pause en arrivant devant un Walmart. Nous avions pris toutes nos économies pour ce voyage, ce qui, pour tout dire, revenait à seulement 1533 dollars. Après avoir acheté deux sodas et un paquet de chips, il nous en restait 1527. Assis à même le sol sur le vaste étendu grise du parking toujours à moitié plein du magasin, nous nous amusions à imaginer notre vie à Los Angeles lorsque quelque chose attira mon attention. Il y avait, au bout du parking, une camionnette bleu clair. Un vieux modèle, aux jantes un peu rouillées et au par choc cabossé. Vérifiant qu'il n'y avait personne dedans ou aux alentours nous nous approchâmes du tas de ferraille.
• Ça c'est hyper facile à crocheter. Et aussi à faire démarrer, expliquais-je à Felix.
Celui-ci fit la moue.
• Je sais pas Zee, et si on se faisait chopper ? Je veux pas retourner chez mon oncle moi.
Je m'accroupie, jetant un œil à la vieille auto.
• La pression est à faire. Et il faut absolument changer les jantes aussi.
• Vraiment ?
La vieille voix rocailleuse me fit bondir, à l'instar de mon copain. L'homme qui nous faisait face était plus petit que Felix d'une demi-tête mais bien plus trapu. Je n'aurais pu dire précisément son âge, seulement qu'il avait probablement plus de soixante ans. Son visage buriné était dissimulé par une épaisse barbe blanche et son regard gris et perçant était fixé sur moi.
• Euh... Je... Me contentais-je de bredouiller.
• Tu saurais faire ça ? Questionna-t-il en posant sur le capo un sac en papier de chez Walmart.
• Pardon ?
• Changer les jantes, faire la pression. Tu saurais faire ça ?
• Bah... ouais.
• Et vous allez où tous les deux ?
• Los Angeles, marmonna Felix qui s'était rapproché de moi.
Le vieil homme parut réfléchir un instant avant de hocher doucement la tête d'un air d'approbation :
• Alors voilà le marché, vous vous occupez de réparer ma camionnette et en échange je vous amène à L.A.
• Et pourquoi on ferait ça papi ? persiflais-je, agacé malgré moi de me voir donner des ordres par un parfait inconnu.
• Parce que sinon je vous dénonce aux flics pour avoir tenté de voler mon véhicule. Et puis, des ados en fuite, ça ne doit pas vouloir faire de vagues.
• On est majeurs ! M'exclamais-je, furieuse.
• Tant mieux pour vous.
Il prit son sac, s'installa au volant, claquant la portière et ouvrit la fenêtre.
• Alors ? Vous venez ou bien ?
J'échangeais un bref regard avec Felix puis jetait un œil en direction de Lafayette. Sous le ciel parfaitement bleu de juillet, j'avais encore l'impression de voir la silhouette de ses vieux bâtiments. Felix haussa les épaules. Nous grimpâmes dans la camionnette, moi devant, Felix à l'arrière où s'entassait une bonne vingtaine de cartons. Le vieil homme fit gronder le moteur et nous prîmes la route.
Après un arrêt dans un petit garage pour racheter des jantes et faire la pression des pneus, nous roulâmes dans un silence gênant jusqu'à quitter la Louisiane et arriver au Texas. C'était la première fois que je quittais mon état, pourtant la route désertique, le ciel trop haut et la chaleur étouffante ne m'offrait aucun dépaysement et me plongèrent dans la déception. La nuit tombait sur la ligne droite du bitume et le vieil homme parla pour la première fois afin de nous proposer de nous arrêter dans un motel. Quittant la route principale il alla se garer devant un bâtiment en béton ocre agrémenté d'une tourelle sur laquelle on pouvait lire un panneau lumineux : « Motel 6 ». Nous sortîmes tous les trois de la camionnette et Felix fit remarquer :
• Jamais entendu parler des cinq premiers.
• On dirait un studio hollywoodien, genre Warner Bros, tout ça, ajoutais-je en riant.
• C'est pour ça que vous aller à Los Angeles tous les deux ? Questionna le vieil homme en se dirigeant vers la réception. Devenir des stars ?
Je levais les yeux au ciel en le suivant :
• Pas du tout. Moi je veux devenir mécano !
• Et moi, ajouta Felix en passant son bras par-dessus mes épaules, je veux devenir tatoueur !
• Rien que ça ?
Mon petit ami montra fièrement son avant-bras, décoré de roses et de symboles ésotériques, œuvres de ses premiers essais concluants. Le vieil homme y jeta un coup d'œil distrait et sourit, mais je n'aurais pu dire s'il s'agissait d'un sourire sincère ou de moquerie. Il paya pour deux chambres et nous invita à aller manger dans le fast-food accolé à l'hôtel. Il s'agissait d'un restaurant des plus sordide en vérité, un sol en damier bleu et blanc, des murs couverts de poster pour des évènements passés depuis des années, des tables et des chaises en plastique rouge le tout éclairé par des néons blancs à provoquer des migraines. Il régnait dans l'établissement une odeur de mauvaise friture et les quelques clients qui s'y trouvait semblaient perdus dans de lugubres pensées. Nous nous installâmes près de la porte et une serveuse à l'air revêche vint prendre nos commandes. En mangeant, la nourriture ayant d'ailleurs un gout proportionnel à la beauté du lieu, le vieil homme nous demanda nos noms.
• Zelda, lui c'est Felix. Et vous ? Questionnais-je.
• Vous pouvez m'appeler Monsieur.
J'échangeai un regard avec Felix et celui-ci ajouta :
• O.K. Et pourquoi vous allez à L.A ?
Monsieur pris le temps de mâcher avant de répondre, en fixant toujours son assiette :
• Je vais voir ma fille.
• Ah. Et dites, vous déménagez ? C'est vos affaires dans les cartons ?
• On peut dire ça.
Nous comprîmes que nous n'en saurions pas plus ce soir là et, après avoir payé notre affreux repas, l'estomac encore un peu dans les talons, nous allâmes nous coucher. Blotti l'un contre l'autre, nous tentâmes d'oublier cette étrange journée et cet homme tout aussi étrange en nous berçant de Bauhaus et de Bowie, lié par une paire d'écouteurs.

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