Ostru: Fragments d'un Monde Déchu

Chapitre 58

Phran avançait d'un pas incertain dans les couloirs désolés du laboratoire, libérant les dernières victimes d'Huges. Les cris d'Aster s'étaient éteints il y a quelques minutes, remplacés par un silence lourd, presque oppressant. La dague reposait maintenant contre elle, froide et inerte, mais elle savait que son importance dépassait de loin son apparence. Pourtant, son esprit n'était pas focalisé sur cet objet. Elle était en lutte constante contre une autre force, bien plus redoutable.

L'Essens s'agitait en elle, grondante et insatiable, comme une bête enfermée trop longtemps. Elle la sentait, à chaque battement de son cœur, à chaque respiration. L'Essens n'exigeait pas, elle imposait, s'insinuant dans ses pensées, transformant chaque regard, chaque idée, en une distorsion tangible de la réalité. Elle n'avait même pas besoin de bouger : un simple coup d'œil suffisait à faire vaciller les murs, à tordre les sols, à plier l'espace sous son pouvoir.

C'était si facile. Trop facile.

Et c'était précisément ce qui terrifiait Phran.

Elle refusait de céder, refusait de lui donner davantage, mais l'Essens n'attendait pas sa permission. Plus elle tentait de la contenir, plus elle échappait à son contrôle, distordant tout ce qu'elle pensait réel. Elle regardait les contours du couloir se gondoler, comme un mirage sous une chaleur écrasante. Les silhouettes des prisonniers qu'elle venait de libérer se déformaient à ses yeux, leurs formes vacillant entre réalité et illusion. Était-ce vraiment eux ? Était-ce encore le laboratoire ? Ou était-ce une vision cauchemardesque créée par l'Essens ?

Son souffle devint court alors qu'elle luttait pour garder une emprise sur elle-même. Chaque pas semblait la rapprocher du bord d'un gouffre qu'elle ne pourrait éviter éternellement. La fatigue pesait sur ses épaules, son esprit embrouillé par le manque de sommeil et le chaos de ses perceptions amplifiait chaque altération. Chaque seconde, elle sentait l'Essens grandir, devenir plus forte, plus intrusive, brouillant la frontière entre son imagination et la réalité.

Elle devait sortir. Elle devait s'échapper de ce lieu avant que la bête en elle ne se déchaîne sur les âmes qu'elle venait de libérer. Mais même cette pensée semblait dangereusement instable, prête à se retourner contre elle à tout moment.

Les murs du laboratoire paraissaient s'allonger à l'infini, tandis que le sol ondulait sous ses pieds comme une mer agitée. Son reflet, qui surgit dans une vitre brisée, la fixa d'un regard doré, presque étranger. Était-ce encore elle ? Était-ce une version d'elle-même qu'elle avait abandonnée dans ce cauchemar ?

Chaque battement de son cœur résonnait dans ses oreilles comme un tambour de guerre. L'Essens exigeait davantage. Elle n'attendait que le moment où Phran serait trop faible pour résister, où elle plierait enfin sous la pression.

Mais Phran refusa encore, serrant les dents, avançant d'un pas maladroit mais déterminé. Elle ne pouvait pas se permettre de céder. Pas maintenant. Pas ici.

Arriver dehors, l'air frais la frappa comme une claque. Phran s'effondra à genoux, ses mains tremblantes se posant contre le sol terreux. Elle inspira profondément, mais l'air qu'elle cherchait à avaler semblait se déformer autour d'elle, comme si même l'atmosphère était une extension de son Essens, prête à céder à ses moindres pensées. Chaque regard qu'elle posait sur son environnement engendrait une distorsion, un éclat de chaos qu'elle ne pouvait maîtriser.

Les arbres se pliaient sous des angles impossibles, l'horizon semblait reculer à l'infini, et des fissures invisibles apparaissaient dans le sol sans prévenir. Heureusement, le laboratoire n'était pas situé en centre-ville ; il n'y avait donc pas de victimes innocentes de ses errances. Mais cette consolation n'était qu'un maigre réconfort face à l'ampleur du carnage qu'elle avait laissé derrière elle. Elle savait qu'elle ne pourrait pas se permettre de continuer ainsi. Sans contrôle, elle finirait par être une menace pour tout ce qui l'entourait.