Chapitre 26 Nos âmes affligées

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Chapitre 26

Nos âmes affligées

12 mai 2024

Jour 4

Malgré tout le mal qu'il m'a fait, malgré ma volonté d'être une mante religieuse sans scrupule, la souffrance de Bastien me brise le cœur. Elle me rappelle ma propre douleur et je ne parviens pas à demeurer insensible. Ses yeux dont les larmes rendent le vert plus intense me supplient de le réconforter.

Je m'assois auprès de lui. Il entoure ma taille de ses bras, pose son visage sur le haut de ma poitrine et pleure sans retenue. Ses larmes glissent entre mes seins et ne tardent pas à inonder mon soutien-gorge. Nous restons ainsi de longues minutes, peut-être même une heure, assez longtemps pour me remémorer les évènements qui ont suivi ce terrible accident.

Évidemment, ma mère ne s'est jamais remise du décès brutal et violent de mon père. Elle a sombré dans la dépression. Elle a même dû accepter de se faire hospitaliser tant nous jugions, mon frère et moi ainsi que notre médecin généraliste, son état inquiétant.

Quelques mois après le drame, au bout du troisième ou quatrième séjour en hôpital psychiatrique, un médecin nous a confié ses suspicions. Il nous a demandé d'accompagner notre mère faire des examens auprès de plusieurs spécialistes. Son diagnostic a alors été confirmé :

- Je dois vous annoncer que mes confrères corroborent mes soupçons. Votre mère est atteinte de la maladie d'Alzheimer.

- Alzheimer ? Si jeune ? Elle n'a que quarante-six ans et je n'ai pas l'impression qu'elle perd la mémoire, j'objecte.

- Il est possible que le traumatisme crânien, le choc émotionnel et la dépression faisant suite à son accident de voiture aient favorisé l'apparition précoce de la maladie. La perte de mémoire ne fait pas nécessairement partie des premiers symptômes généralement constatés. Ce qui m'a interpellé chez votre mère, outre sa perte d'intérêt, ses changements de comportement, d'humeur et de personnalité qui peuvent être dûs à des troubles mentaux, ce sont ses occasionnelles confusions de langage. Il lui arrive de substituer un mot à un autre. De plus, il lui arrive d'être désorientée. Par exemple, elle ne sait plus retourner jusqu'à sa chambre alors qu'elle fait le même trajet dans les couloirs plusieurs fois par jour. C'est rare et cela ne dure que quelques secondes, mais mes confrères, par leurs examens plus approfondis, confirment mes observations.

Je me souviens à quel point son annonce m'a heurtée. La dépression était déjà une maladie qui m'effrayait. La peur que ma mère passe à l'acte ne me quittait pas. Mais cette maladie me terrifiait encore plus, peut-être parce que je ne la connaissais pas vraiment, ou peut-être parce que je savais qu'elle ne se soignait pas.

C'était inéluctable, elle allait progressivement nous oublier et finir par s'oublier elle-même, jusqu'à devenir complètement dépendante. Sonnée, je m'étais efforcée de garder une certaine contenance, en apparence en tout cas.

- Ah... D'accord. Et... Qu'est-ce qu'on doit faire ?

- Pour l'instant, votre mère me paraît encore capable de rester chez elle. Mais vous devrez porter une grande attention à la détérioration de son état de santé. Vous finirez tôt ou tard par devoir la placer en EHPAD Alzheimer.

- Je ne mettrai jamais ma mère en EHPAD ! s'est écrié brutalement mon frère.

- Il existe d'autres alternatives, Monsieur. Mais elles sont plus contraignantes ou plus onéreuses. Quoi qu'il en soit, vous avez un peu de temps pour y réfléchir.

Malheureusement, son état s'est détérioré plus rapidement que prévu. Environ un an après l'annonce de sa maladie, elle souffrait déjà d'importantes pertes de mémoire. Elle en arrivait même à oublier régulièrement le décès de son mari. Pour éviter son agressivité ou sa tristesse à chaque nouvelle annonce de la mort de notre père, nous avons fini par lui faire croire qu'il était parti faire une course.

C'est terrible à dire mais c'était sûrement mieux ainsi, qu'elle oublie le drame qui a détruit notre famille. Peut-être même que son esprit a préféré se détraquer, se saboter en quelque sorte, parce que c'était le seul moyen de surmonter ce traumatisme. J'aurais aimé oublier aussi. J'aurais voulu effacer de ma mémoire l'image de mon père défiguré qui me hante encore aujourd'hui.

Le placement de ma mère en institut spécialisé s'est vite imposé à nous. Mon frère a refusé de la placer dans un EHPAD et a choisi un établissement haut de gamme. Une fois le reste de l'assurance vie de mon père épuisée, une grande partie ayant été utilisée pour ses obsèques, il nous appartenait de régler les coûteuses mensualités.

Marc ne voulait pas vendre la maison de mes parents, il y était trop attaché. Si lui avait les moyens d'assumer cette énorme charge financière avec son salaire de cadre, ce n'était pas mon cas.

- J'ai tout calculé, m'a-t-il dit alors, une fois les aides déduites, nous devons mettre mille cinq cents euros par mois chacun. Ce n'est pas tant que ça, compte tenu des prestations.

- Mille cinq cents ? Mais où veux-tu que je trouve une somme pareille ? C'est impossible. On ne peut pas s'accorder sur un prorata ? En fonction de ce que chacun gagne ?

- Un prorata ? Pourquoi ? Ce n'est ta mère qu'à vingt ou trente pour cent ? Peut-être que tu pourrais commencer par trouver un vrai travail au lieu d'enchaîner des CDD de misère.

Il n'a rien voulu lâcher, comme toujours, c'est à lui qu'appartenait la décision finale. Rapidement, mes retards de paiement se sont enchaînés. Il a fini par me dire que je n'étais pas digne de mes parents et de tout ce qu'ils avaient fait pour moi. Nous nous sommes disputés et ne nous sommes plus adressé la parole depuis deux ans environ.

Pour ce qui est de ma mère, j'allais régulièrement la voir au début. Son état se dégradait à une vitesse effrayante. Elle perdait la mémoire bien sûr, et avait parfois des discours incohérents voire agressifs. Son corps se dégradait aussi. Elle qui avait été une si jolie femme coquette et souriante, était désormais méconnaissable. La voir dans cet état m'était insupportable.

Après chaque visite, il me fallait plusieurs jours sous anxiolytiques pour me remettre de cette triste réalité. Ma mère n'était plus celle qu'elle avait été. Son enveloppe demeurait, mais ma maman n'existait plus vraiment. Quand elle a cessé de me reconnaître, j'ai arrêté d'aller la voir.

Je n'ai plus de famille à présent. Je n'ai plus personne. Je suis seule. Terriblement seule.

À cette pensée, une larme m'échappe et vient s'écraser sur le front de Bastien. Il se redresse et me regarde. Doucement, il desserre son bras droit pour venir me caresser le dos. Ce geste m'émeut. Bastien me connaît sur le bout des doigts. Il sait que petite fille, c'est ainsi que ma mère me consolait quand j'avais du chagrin. Je pense à elle. Ses cajoleries m'apaisent.

Bastien ne sait rien de tout cela, pourtant son premier réflexe est de me réconforter comme l'aurait fait ma mère. Je ne suis pas loin de penser qu'une forme de connexion existe entre nos esprits. Les coïncidences sont parfois surprenantes. L'instant est suspendu, plus rien n'existe à part nous deux.

Je lis dans ses yeux une tendresse infinie. C'est peut-être même plus que de la tendresse. Je crois que c'est de l'amour. Comme une soudaine évidence, j'accepte les sentiments que Bastien éprouve à mon encontre. Bastien m'aime mal, mais il m'aime sincèrement. C'est indéniable. Je me surprends alors à poser mes lèvres sur les siennes. Le baiser vient de moi, pour la première fois depuis des années.

Nous nous embrassons sans fièvre sexuelle. J'aimerais que ce moment d'une extrême douceur ne s'arrête jamais. Ce baiser a le goût de ma jeunesse. Bien sûr, à vingt-huit ans, on est encore jeune. Mais je ne suis plus l'adolescente insouciante pour qui l'avenir s'arrêtait au week-end suivant. L'union de nos lèvres me rappelle une légèreté, une désinvolture oubliée depuis bien longtemps.

Achevant cette délicieuse embrassade, Bastien guide mon corps de ses bras en position allongée et me souffle :

- Allez, essayons de dormir un peu.

Je comprends alors que ce rapprochement sensuel ne souffrait d'aucune arrière-pensée libidineuse de sa part. C'était seulement un baiser innocent. Intense, mais innocent. 

Souvenirs enchaînésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant